Je restai étendu, calculant sombrement qu’il fallait que seize heures entières s’écoulassent avant que je puisse espérer une résurrection. Seize heures au lit! le creux des reins me faisait mal rien que d’y penser. De plus, il faisait si beau, le soleil entrait par la fenêtre et des rues montait le fracas des charrettes, des bruits joyeux de voix retentissaient par toute la maison. L’angoisse me gagnait toujours davantage, finalement je me relevai, me rhabillai, et descendant sans bruit sur mes chaussettes, je me mis en quête de ma belle-mère et me jetai soudain à ses pieds, l’implorant de m’octroyer la faveur particulière d’une bonne raclée pour mon inconduite, n’importe quel châtiment plutôt que de me condamner à passer au lit un temps si intolérablement long. Mais c’était la meilleure et la plus consciencieuse des marâtres, et je dus regagner ma chambre. Je restai éveillé de longues heures, souffrant comme j’ai rarement souffert depuis, malgré les malheurs plus grands qui m’arrivèrent par la suite. Enfin je dus m’assoupir et sombrer dans l’angoisse d’un cauchemar; j’en émergeai lentement – encore engourdi de rêve – j’ouvris les yeux, la pièce auparavant ensoleillée était plongée dans l’obscurité, et aussitôt un frisson me secoua de la tête aux pieds. Il n’y avait rien qu’on pût voir ou entendre, mais ma main semblait tenir une main surnaturelle. Mon bras pendait sur le couvre-lit, et le fantôme, ou l’apparition silencieuse, innommable, inimaginable, à qui cette main appartenait, paraissait assise à mon chevet. Pendant un laps de temps, au cours duquel les siècles semblaient s’ajouter aux siècles, je demeurai étendu, glacé d’une terreur affreuse, sans oser retirer ma main, me disant toutefois que si j’osais tenter le plus faible mouvement, ce charme horrible serait rompu. Je ne sus pas comment je fus enfin libéré de ce maléfice, mais en m’éveillant, le lendemain matin, je tremblai à ce souvenir, et durant des jours, des semaines, des mois après je m’évertuai à trouver quelque explication plausible à ce mystère. Que dis-je maintenant, encore, je me surprends à m’en intriguer.
Si l’on fait abstraction de mon épouvante, j’éprouvai le même sentiment d’étrangeté et de surnaturel qu’alors en m’éveillant enfermé dans le bras païen de Queequeg. Mais lorsque les événements de la nuit précédente me revinrent, un à un, en mémoire, en leur pleine réalité, seul le comique de la situation m’apparut. Car malgré mes efforts pour dégager son bras et dénouer sa nuptiale étreinte, et bien qu’il dormît profondément, son embrassement si étroit me laissa à croire que seule la mort parviendrait à nous désunir. Je m’efforçai alors de le réveiller: «Queequeg!» Seul un ronflement me répondit. Puis j’essayai de me tourner sur le côté, mais j’étais comme pris dans un harnais et soudain quelque chose me griffa légèrement. Je rejetai le couvre-lit: le tomahawk dormait au flanc du sauvage pareil à un bébé à tête de hache. Quel pétrin! pensai-je, se trouver au lit, en plein jour, dans une maison étrangère, avec un cannibale et un tomahawk! «Queequeg! pour l’amour de Dieu! debout, Queequeg!» Finalement, à force de contorsions, de remontrances, à haute voix réitérées, sur l’inconvenance d’une étreinte d’un style pareillement matrimonial de la part d’un autre mâle, je parvins à lui soutirer un grognement et il retira bientôt son bras; il se secoua comme un terre-neuve au sortir de l’eau, s’assit sur le lit, raide comme un piquet, me regarda et se frotta les yeux comme s’il ne se souvenait pas tout à fait de quelle manière j’étais arrivé là, puis une vague conscience de me connaître quelque peu parut naître en lui. Cependant que, désormais sans méfiance, je l’observai paisiblement, appliqué à l’étude d’une aussi curieuse créature. Lorsque enfin il parut réaliser le caractère de son compagnon nocturne et s’en accommoder, il sauta à bas du lit et, avec divers gestes et des bruits variés, me donna à comprendre que, si cela me convenait, il s’habillerait le premier, puis m’abandonnerait toute la chambre pour me vêtir à mon tour. Que voilà de courtoises propositions en la circonstance, Queequeg, pensai-je! En vérité, on peut dire ce qu’on veut, ces sauvages ont une délicatesse innée, leur raffinement de politesse est admirable. Je rends un hommage tout spécial à Queequeg vu qu’il me traitait avec civilité et considération, tandis que moi je me rendais coupable de grossièreté, en le dévisageant depuis le lit et en épiant tous les gestes qu’il consacrait à sa toilette. La curiosité avait momentanément raison de mon éducation. Il faut bien dire qu’on ne rencontre pas tous les jours un homme comme Queequeg et que, tant lui que ses façons valaient la peine d’être contemplés avec insistance.