Je pris la mesure du banc et constatai qu’il était d’un pied trop court; on pouvait y remédier avec une chaise. Mais il était d’un pied trop étroit et l’autre banc qui se trouvait dans la pièce avait deux pouces de plus que celui qui venait d’être raboté, de sorte qu’on ne pouvait les accoupler. Je disposai alors le premier banc en long contre la seule partie libre du mur, en ménageant un petit intervalle pour mon dos. Mais je découvris bientôt qu’un tel courant glacé passait sous la fenêtre que cette formule n’était pas du tout satisfaisante, d’autant plus que la porte branlante envoyait un courant d’air rejoindre celui de la fenêtre, produisant de petits tourbillons exactement à l’endroit où j’envisageais de passer la nuit.
Que le diable emporte ce harponneur, pensai-je, mais au fond, ne pourrais-je pas prendre les devants sur lui, tirer le verrou depuis l’intérieur, sauter dans son lit, sans être réveillé par des coups violents dans la porte? Cela paraissait n’être pas une mauvaise idée; réflexion faite je l’abandonnai. Car comment savoir si le lendemain matin, dès que je sortirai de la chambre, le harponneur ne se tiendra pas sur le seuil, prêt à me rosser.
Jetant encore un regard autour de moi, ne voyant aucune possibilité de passer une nuit supportable ailleurs que dans le lit de quelqu’un d’autre, j’en vins à me dire qu’après tout je nourrissais peut-être des préjugés malséants sur ce harponneur inconnu. Je vais attendre un moment, me dis-je; il ne saurait tarder. Alors je le dévisagerai attentivement, et peut-être que nous pourrons être de bons compères après tout… on ne peut pas savoir. Cependant, les autres pensionnaires arrivaient, seuls ou par deux, ou par trois et s’allaient coucher. De mon harponneur, pas l’ombre.
– Patron, dis-je, quelle sorte de gars est-ce? Rentre-t-il toujours à des heures pareilles? Il était à présent près de minuit.
Le patron gloussa et parut fort émoustillé par une idée qui ne pouvait que m’échapper.
– Non, répondit-il, d’habitude il se couche comme les poules – tôt couché, tôt levé – eh oui, c’est l’oiseau qui trouve le ver. Mais ce soir, il fait du colportage, voyez, et je ne sais pas ce qui le retient si longtemps, à moins, peut-être, qu’il n’ait pas réussi à vendre sa tête.
– Vendre sa tête? Que me racontez-vous comme sornettes? demandai-je avec colère. Voulez-vous me faire accroire, patron, que ce harponneur passe cette nuit bénie de samedi, enfin ce dimanche matin, à essayer de monnayer sa tête de porte à porte?
– C’est exactement ça, dit le patron, je lui ai bien dit qu’ici il n’y aurait rien à faire, le marché est saturé.
– Saturé de quoi? hurlai-je.
– De têtes, pour sûr. Est-ce qu’y a pas déjà trop de têtes au monde?
– Je vais vous parler net, patron, dis-je tranquillement, vous feriez mieux de renoncer à allonger ces bobards… je ne suis pas un novice.
– Peut-être pas, dit-il en se taillant un cure-dent, mais j’ai comme une idée que vous seriez passé à tabac comme un novice si ce harponneur vous entendait dire du mal de sa tête.
– Je la lui casserai, répondis-je, au comble de la fureur que faisait naître en moi l’invraisemblable farrago du patron.
– Elle est déjà cassée, dit-il.
– Cassée, vous voulez bien dire cassée?
– Pour sûr, c’est bien pour ça qu’il n’arrive pas à la vendre, j’imagine.
– Patron, lui dis-je en marchant sur lui, glacial comme le mont Hécla sous une tempête de neige, patron, cessez de tailler ce cure-dent. Vous et moi devons arriver à nous comprendre, et cela sans tarder. Je suis venu chez vous pour avoir un lit, vous me répondez que vous ne pouvez m’en offrir que la moitié d’un, l’autre moitié étant propriété d’un certain harponneur. Et à propos de ce harponneur, que je n’ai pas encore aperçu, vous insistez pour me raconter les histoires les plus insensées et les plus exaspérantes, dans le but de semer en moi des sentiments de méfiance envers un gars que vous destinez à être mon compagnon de lit – ce qui représente, patron, le comble de l’intimité et de la confiance. Je vous demande à présent de me répondre franchement et de me dire qui est ce harponneur, quelle sorte d’individu c’est, et si je peux, en toute sécurité et à tous égards, passer la nuit avec lui. Et tout d’abord je vous demanderai de vous dédire au sujet de cette histoire de vente de tête qui, si elle est vraie, prouve assez clairement que ce harponneur est fou à lier, et il n’entre pas dans mes vues de coucher avec un fou, et vous, monsieur, vous-même veux-je dire, patron, j’entends bien, vous, monsieur, en m’incitant sciemment à le faire, vous vous exposez à des poursuites pénales.