On pourrait penser que d’après le squelette d’un cétacé échoué, sa forme exacte pourrait être évoquée avec justesse, il n’en est rien. Car c’est l’une des caractéristiques les plus curieuses du léviathan que son squelette ne donne qu’une faible idée de son aspect général. Si le squelette de Jérémie Bentham, qui fait office de candélabre dans la bibliothèque de l’un de ses exécuteurs testamentaires, donne une idée juste d’un vieux monsieur au front solide nourrissant des idées utilitaires, ainsi que toutes les caractéristiques marquantes dudit Jérémie, les articulations d’aucun léviathan ne sont susceptibles de pareilles révélations. En fait, comme le dit le grand Hunter, le seul squelette de la baleine a autant de rapport avec l’animal bien en chair que l’insecte avec la chrysalide ronde qui l’emmaillote. La tête le démontrera particulièrement bien comme nous le verrons incidemment au cours de ce récit. Ces nageoires pectorales en sont aussi une illustration intéressante, leurs os correspondant presque exactement à ceux de la main humaine, pouce en moins. Une nageoire pectorale a quatre doigts osseux, l’index, le majeur, l’annulaire et l’auriculaire, mais ils sont enfouis dans leur vêtement de chair comme les doigts des hommes dans des moufles. Comme le disait un jour Stubb, l’humoriste: «Si cavalièrement que la baleine nous traite parfois, on ne pourra pourtant jamais dire qu’elle n’y met pas de gants.»
Pour toutes ces raisons, sous quelque angle que vous envisagiez la question, vous êtes obligé d’arriver à cette conclusion que le grand léviathan est l’unique créature au monde dont personne ne fera jamais le portrait. Il est vrai qu’un portrait peut être plus ressemblant qu’un autre, mais aucun ne peut prétendre à une exactitude parfaite, de sorte qu’il n’y a aucun moyen de découvrir de quoi a réellement l’air une baleine. La seule manière de vous faire une idée convenable de sa forme vivante, c’est d’aller vous-même à la pêche, et, ce faisant, vous ne risquez pas peu d’être défoncé et envoyé par le fond par ses soins. Il me semble dès lors qu’il vaudrait mieux pour vous de n’avoir point une curiosité trop pointilleuse au sujet du léviathan.
CHAPITRE LVI
À propos des représentations monstrueuses des cétacés, je suis bien tenté d’aborder ici les histoires encore plus aberrantes, qu’on peut trouver à leur sujet dans des livres anciens et modernes, en particulier dans Pline, Purchas, Hackluyt, Harris, Cuvier, etc. Mais laissons.
Je ne connais que quatre dessins du grand cachalot qui aient été publiés, ceux de Colnett, Huggins, Frédéric Cuvier et Beale. Nous avons parlé dans le précédent chapitre de ceux de Colnett et de Cuvier. Celui d’Huggins est bien meilleur que les leurs, mais celui de Beale est de loin supérieur. Tous les dessins de ce cétacé par Beale sont bons, sauf la figure centrale de trois d’entre eux, en diverses attitudes en tête de son second chapitre. Son frontispice, des baleinières à l’assaut de cachalots, bien que visant sans doute à éveiller un scepticisme poli dans les salons est parfaitement exact et donne le sentiment de la réalité. Quelques-uns des dessins du cachalot de J. Ross Browne sont joliment corrects mais misérablement gravés. Il n’en peut mais toutefois.
Scoresby a donné les meilleurs dessins de la baleine franche mais ils sont à une trop petite échelle pour produire l’impression souhaitable. Triste lacune, il ne montre qu’une scène de chasse, or ce sont de telles figurations seules qui, si elles sont à peu près bien faites, peuvent donner quelque idée juste du cétacé vivant tel que le voient ses vivants chasseurs.