Quatre jours après leur départ, ils aperçurent un grand canoë qui semblait avoir abordé sur une basse île corallienne. Ils s’en éloignèrent mais la sauvage embarcation vint sur eux et bientôt la voix de Steelkilt les somma de mettre en panne, faute de quoi ils les couleraient. Le capitaine sortit un pistolet. Un pied sur l’une des proues, un pied sur l’autre des pirogues accouplées, l’homme des Lacs eut un rire méprisant et l’assura que, s’il entendait seulement le clic du verrou du pistolet, il l’enterrerait lui, le capitaine, parmi les bulles et l’écume.
– Que voulez-vous de moi? s’écria le capitaine.
– Où allez-vous? et pourquoi? demanda Steelkilt. Et ne mentez pas!
– Je suis en route pour Tahiti afin de trouver des hommes.
– Bon. Laissez-moi vous aborder un moment. En toute paix. Sur ce, il plongea depuis la pirogue, gagna la baleinière à la nage puis, grimpant sur le plat-bord, il se tint face à face avec le capitaine.
– Croisez les bras, sir, et tenez la tête droite. Maintenant répétez après moi: dès que Steelkilt m’aura quitté, je jure de débarquer sur cette île et d’y demeurer six jours. Si je manque à ma parole, que je sois foudroyé!
– Quel bon élève! ricana l’homme des Lacs. Adios, señor! et il retourna à la nage vers ses camarades.
Ils surveillèrent la baleinière jusqu’à ce qu’elle fût tirée à sec sur les racines des cocotiers, puis Steelkilt remit à la voile et en temps voulu arriva à Tahiti sa destination à lui aussi. Là, la chance lui sourit, deux navires appareillaient pour la France et providentiellement ils avaient exactement besoin du nombre d’hommes qu’ils se trouvaient être. Ils s’embarquèrent et furent à jamais à l’abri de leur ancien capitaine si celui-ci avait eu des velléités de les poursuivre légalement.
Une dizaine de jours après le départ des navires français, la baleinière atteignit Tahiti, et le capitaine fut contraint d’enrôler deux des insulaires parmi les plus civilisés ayant quelque usage de la mer. Il fréta une petite goélette indigène et regagna son navire avec ses hommes. Il y retrouva tout en ordre et reprit sa croisière.
Où est Steelkilt à présent? nul ne le sait, messieurs, mais sur l’île de Nantucket, la veuve de Radney implore encore la mer qui se refuse à rendre ses morts, et voit encore en rêve l’affreuse baleine blanche qui l’a tué.
– En avez-vous terminé? demanda doucement don Sebastian.
– Oui, señor.
– Alors je vous en prie, dites-moi en toute sincérité si vous-même vous croyez que cette histoire est vraie en substance? Elle est si étonnante! La tenez-vous de source sûre? Pardonnez-moi si j’ai l’air d’insister.
– Et pardonnez-nous également, monsieur du marin, car nous renchérissons sur la demande de don Sebastian, réclama l’assemblée avec un intérêt extrême.
– Y a-t-il un volume des Saints Évangiles à l’auberge Dorée, messieurs?
– Non, répondit don Sebastian mais je connais un honorable prêtre tout près d’ici qui m’en procurera un sur-le-champ. Je vais le chercher, mais est-ce très judicieux? la question risque de devenir trop sérieuse.
– Auriez-vous la bonté de ramener également le prêtre, señor?
– Bien qu’il n’y ait plus d’autodafés à Lima, dit un membre de la compagnie à un autre, je crains que notre ami marin n’encoure des risques auprès de l’archiépiscopat. Retirons-nous hors de ce clair de lune. Je ne vois pas d’utilité à tout cela.
– Excusez-moi de vous courir après, don Sebastian, mais oserais-je vous demander de vous procurer les Évangiles dans le plus grand format possible.
– Voici le prêtre, il vous apporte les Évangiles, dit don Sebastian gravement en revenant avec un personnage aussi grand que solennel.
– Permettez-moi de me découvrir. Et maintenant, vénérable prêtre, avancez davantage à la lumière, je vous prie, et tenez le livre assez près de moi, pour que je puisse le toucher.
– Au nom du ciel et de mon honneur, messieurs, l’histoire que je viens de vous conter est vraie, en substance et dans ses grandes lignes. Je la sais vraie, elle s’est passée ici-bas, j’étais sur ce navire, j’ai connu l’équipage, j’ai vu Steelkilt et je lui ai parlé depuis la mort de Radney.
CHAPITRE LV
Je vais peindre pour vous, aussi bien qu’on peut le faire sans toile, quelque chose comme la forme vraie de la baleine telle qu’elle apparaît actuellement aux yeux du baleinier lorsqu’elle est amarrée au flanc du navire et qu’on peut aisément poser son pied dessus. Il vaut peut-être la peine de parler auparavant des curieux portraits imaginaires qu’on en a faits et qui jusqu’à ce jour même ont été un défi à la crédulité des terriens. Il est temps de redresser l’opinion en ce domaine en prouvant que toutes ces représentations de la baleine sont fausses.