Des baleines de bois, ou des silhouettes de baleines taillées dans de petits morceaux noirs de ce noble bois de tek des mers du Sud se trouvent fréquemment dans les gaillards d’avant des navires baleiniers américains et certaines sont exécutées avec beaucoup de justesse.
À la porte d’entrée de quelques vieilles maisons à pignons, à la campagne, vous verrez des baleines de bronze, pendues par la queue, servir de marteaux, et lorsque le portier dort la baleine à tête d’enclume semble la plus apte à l’éveiller. Mais ces baleines heurtoirs pèchent rarement par excès de fidélité. Sur les flèches d’églises à l’ancienne mode, des baleines de tôle font office de girouettes, mais elles sont si haut perchées et si bien protégées, à toutes fins utiles, par des écriteaux «Défense de toucher!» qu’on ne peut les examiner d’assez près pour juger de leur valeur.
Dans des régions osseuses, squelettiques, de la terre, là où des groupes de rochers fantastiques s’éparpillent dans la plaine, sous les cassures de hautes falaises, vous verrez souvent des formes pétrifiées de léviathans à demi enfouies dans l’herbe qui, aux jours de vent, brise contre leurs flancs le ressac de sa houle verte.
Puis, dans les contrées montagneuses où des arènes rocheuses ceinturent presque sans cesse le voyageur, d’ici ou de là, d’un point de vue privilégié, vous apercevrez d’éphémères profils de baleines se dessinant sur les crêtes. Mais vous ne les verrez que si vous êtes un baleinier d’expérience, et qui plus est, si vous voulez retourner à ce point de vue, il faut vous assurer de l’intersection exacte de sa latitude et de sa longitude car, sur ces hauteurs, retrouver un tel endroit nécessiterait une véritable redécouverte, comme il a fallu redécouvrir les îles Salomon qui restèrent inconnues bien que Mendana, engoncé dans sa fraise, les ait parcourues et que le vieux Figueira les ait décrites.
Enfin lorsque l’enthousiasme baleinier vous emporte, vous ne manquerez pas d’en découvrir dans les cieux étoiles, poursuivies par des pirogues, comme des nations de l’Est, obsédées par la pensée de la guerre, virent dans les nuages des armées en ordre de bataille. C’est ainsi que j’ai pourchassé le léviathan dans le Nord, tournant encore et encore autour du Pôle avec les révolutions des points brillants qui l’avaient une fois délimité pour moi. Et sous les cieux rayonnants de l’Antarctique, je me suis embarqué sur le navire
Des ancres de frégate pour mors de bride, des faisceaux de harpons pour éperons, j’aimerais pouvoir enfourcher cette baleine et bondir au-delà de la voûte céleste pour voir si les cieux fabuleux ont bien planté leurs tentes innombrables plus loin que ne peut porter mon regard humain!
CHAPITRE LVIII
Faisant route au nord-ouest des Crozets, nous nous trouvâmes dans de vastes prairies de krill, la manne minuscule et jaune dont la baleine franche se nourrit à peu près exclusivement. Cette nappe ondulait autour de nous des lieues durant, de sorte que nous semblions naviguer dans des champs de blé mûr.
Le second jour, nous vîmes un grand nombre de baleines franches. À l’abri des attaques d’un chasseur de cachalots tel que le
Comme au matin les faucheurs, côte à côte, poussent lentement leur faux chantante dans la longue herbe mouillée des marécageuses prairies, ainsi les monstres avançaient en faisant un étrange bruit d’herbe qu’on coupe laissant, derrière eux, d’immenses fauchées bleues sur la mer jaune [11].
Mais seul le bruit qu’ils faisaient en essorant le krill rappelait les faucheurs; vus du haut des mâts, surtout lorsqu’ils demeuraient un moment immobiles, leurs gigantesques masses noires ressemblaient bien davantage à des rochers qu’à tout autre chose. C’est ainsi que, dans les vastes territoires de chasse de l’Inde, l’étranger traversant des plaines prendra des éléphants couchés pour des monticules de terre sombre et nue. Il en ira de même pour celui qui voit, pour la première fois, ces léviathans immobiles dans la mer. Et même lorsqu’ils les aura identifiés enfin, il aura grand-peine à croire qu’une masse aussi importante, aussi énorme, puisse être aussi pleine de vie qu’un chien ou un cheval.