– Racontez-la, racontez-la, s’exclamèrent tous les jeunes Espagnols en se rapprochant.
– Non, señores, non, non! je ne puis entrer dans un récit aussi détaillé maintenant. Laissez-moi respirer.
– La chicha! la chicha! s’écria don Pedro, notre énergique ami a l’air de se trouver mal, qu’on emplisse son verre!
– Ce n’est pas nécessaire, messieurs, un instant et je poursuis… Donc, messieurs, apercevant si brutalement, la Baleine blanche à cinquante mètres à peine du navire oublieux du pacte liant les membres de l’équipage, l’homme de Ténériffe avait instinctivement et involontairement poussé ce cri, alors que le monstre avait bel et bien été vu par les hommes renfrognés des trois têtes de mâts. Une agitation frénétique régna instantanément.
La Baleine blanche, la Baleine blanche! s’écriaient à qui mieux mieux le capitaine, les seconds et les harponneurs, nullement ébranlés par les rumeurs inquiétantes qui couraient à son sujet et également anxieux de prendre un poisson si célèbre et si précieux, tandis que l’équipage maussade regardait de travers, et en la maudissant, la repoussante beauté de cette grande forme laiteuse qui, illuminée par les paillettes d’un soleil horizontal, se mouvait en scintillant, vivante opale dans le matin bleu de la mer. Messieurs, les événements se déroulèrent selon une étrange fatalité, comme s’ils avaient été tracés sur la carte du monde avant même la naissance de la terre. Le mutin était premier rameur à bâbord dans la baleinière du second, il était donc assis à ses côtés lorsqu’il se trouvait à l’avant avec sa lance et devait haler ou filer la ligne au commandement. De plus, lorsque les quatre pirogues furent mises à la mer, celle du second se trouva en tête, et personne n’eut un hurlement de joie aussi féroce que Steelkilt tandis qu’il peinait à son aviron. Après avoir nagé vigoureusement, leur harponneur piqua et, la lance à la main, Radney bondit à l’avant. Il entrait toujours en fureur, semblait-il, dès qu’il était dans une baleinière. Et le cri qui traversait son bandage demandait qu’on l’amenât sur le dos même du cachalot. Sans se faire prier, son tireur l’amena toujours plus près, à travers une écume aveuglante qui mêlait deux blancheurs, jusqu’à ce que soudain la pirogue donnât comme sur un récif, penchât et projetât à la mer le second qui était debout. Il tomba aussitôt sur le dos glissant de la baleine, la pirogue se redressa et fut jetée de côté par le remous, tandis que Radney se débattait dans la houle sur l’autre flanc du monstre. Il émergea de l’écume et on l’aperçut un instant indistinctement à travers ce voile, luttant sauvagement pour se dérober au regard de Moby Dick. Mais la baleine fit brutalement volte-face et, soulevant un soudain tourbillon, saisit le nageur dans ses mâchoires, se dressa sur l’eau en le brandissant, piqua à nouveau droit devant elle et sonda.
Cependant, au premier heurt de la pirogue, l’homme des Lacs avait filé la ligne de façon à se trouver à l’arrière du maelström, il observa tranquillement la scène, considérant ses propres pensées. Mais une secousse brusque et terrifiante fit plonger du nez la pirogue; tirant rapidement son couteau, il coupa la ligne, et la baleine fut libre. Mais à quelque distance de là on vit réapparaître Moby Dick, des lambeaux rouges de la chemise de Radney accrochés dans les dents qui l’avaient dévoré. Les quatre baleinières continuèrent à lui livrer la chasse, mais le cachalot les évita puis enfin disparut tout à fait.
En temps voulu, le
L’équipage du navire étant réduit à une poignée d’hommes, le capitaine fit appel aux insulaires pour l’aider à la besogne ardue d’abattre en carène afin de réparer la voie d’eau. Mais ces quelques Blancs durent, de nuit et de jour, monter une garde incessante dans la crainte où ils étaient de leurs dangereux alliés. Le travail qu’ils eurent à fournir était si rigoureux que lorsque le navire fut prêt à reprendre la mer, les hommes étaient trop épuisés pour que le capitaine osât s’embarquer avec eux dans un navire d’un pareil tonnage. Après avoir tenu conseil avec ses officiers, il ancra le navire aussi loin que possible de la côte, mit ses canons en batterie, les chargea, entassa ses mousquets à la poupe, avertit les insulaires qu’ils n’approcheraient qu’à leurs risques et périls puis, prenant un homme avec lui, il hissa la voile sur sa meilleure baleinière, mit le cap, vent arrière, sur Tahiti, à cinq cents milles de là, afin d’y enrôler un équipage de renfort.