– Écoutez-moi bien, vous, cria l’homme des Lacs en étendant le bras, nous sommes quelques-uns ici, dont je suis, qui nous sommes embarqués pour la croisière, vous savez… comme vous le savez, sir, nous pouvons réclamer notre débarquement dès que nous aurons mouillé l’ancre… aussi nous ne voulons pas la bagarre, ce n’est pas dans notre intérêt, nous voulons la paix et nous sommes prêts à travailler, mais nous ne voulons pas du fouet.
– À vos postes! vociféra le capitaine.
Steelkilt réfléchit un instant et ajouta:
– Je vais vous dire, capitaine, plutôt que de vous tuer et d’être pendu honteusement, nous ne lèverons pas la main sur vous à moins que vous ne nous attaquiez, mais tant que vous n’aurez rien promis, nous ne bougerons pas.
– Alors en bas, en bas au gaillard d’avant et je vous y garderai jusqu’à ce que vous en ayez assez. Allons, en bas!
– Irons-nous? demanda le meneur à ses hommes. La plupart n’étaient pas d’accord mais enfin, se soumettant à Steelkilt, ils le précédèrent dans l’antre obscur, disparaissant en grondant comme des ours dans une caverne.
À peine la tête de l’homme des Lacs se trouva-t-elle au niveau des planches, que le capitaine et les siens sautèrent par-dessus la barricade, tirèrent promptement le panneau d’écoutille, s’y appuyèrent de toutes leurs forces, et hurlèrent au garçon d’apporter le lourd cadenas de cuivre du couloir. Alors le capitaine souleva légèrement le panneau, murmura quelque chose dans la fente, puis tourna la clef sur les hommes – au nombre de dix – laissant libres quelque vingt d’entre eux qui s’étaient montrés neutres jusqu’alors.
Toute la nuit tous les officiers montèrent un quart d’alerte à l’avant et à l’arrière et plus particulièrement près du panneau et des écoutilles du gaillard d’avant, de crainte que les insurgés, ayant brisé les cloisons d’entrepont, ne surgissent par là. Mais les heures nocturnes s’écoulèrent dans la paix, les hommes restés au travail eurent une rude tâche aux pompes dont le cliquetis rythmé résonnait lugubrement dans la morne nuit du navire.
Au lever du soleil, le capitaine se rendit à l’avant et, frappant sur le pont, somma les prisonniers de reprendre leur travail. Un hurlement de refus lui répondit. On leur fit descendre de l’eau et deux poignées de biscuits, puis le capitaine retourna sur le gaillard d’arrière après les avoir verrouillés à nouveau et empoché la clef. Cette cérémonie eut lieu deux fois par jour pendant trois jours, mais au matin du quatrième jour, lorsque l’injonction coutumière eut été prononcée, elle fut suivie d’un bruit confus de dispute et de bousculade, et soudain quatre hommes firent irruption sur le pont en se déclarant prêts à reprendre leurs postes. La puanteur d’un air raréfié, la faim, et peut-être la crainte d’un châtiment final les avaient poussés à se rendre. Enhardi par ce succès, le capitaine réitéra aux autres sa demande, mais Steelkilt lui intima, de façon terrifiante, d’en finir avec son bla-bla et de retourner d’où il venait. Au matin du cinquième jour, trois autres mutins s’arrachèrent aux bras désespérés qui cherchaient à les retenir et surgirent à l’air libre. Ils n’étaient plus que trois désormais.
– Vous ne préféreriez pas retourner à vos postes maintenant? demanda le capitaine avec une ironie mauvaise.
– Bouclez-nous en vitesse, voulez-vous!
– Très volontiers, dit le capitaine et la clef tourna. C’est alors, messieurs, qu’exaspéré par la défection de sept de ses anciens partisans, piqué au vif par la voix gouailleuse qu’il venait d’entendre, et rendu fou par cette longue sépulture dans un endroit aussi sombre que les entrailles du désespoir, c’est alors que Steelkilt proposa aux deux mariniers qu’il croyait jusqu’ici ne faire qu’un avec lui, de bondir de leur trou au prochain appel de la garnison, et, armés de leurs tranchants couteaux à émincer (une longue lame cintrée munie d’une poignée à chaque bout) de courir comme des fous du Beaupré jusqu’à la lisse de couronnement, et en dernière extrémité, de se rendre maîtres du navire. Quant à lui, qu’ils soient ou non des siens, c’est ce qu’il ferait, c’était la dernière nuit qu’il passerait dans cet antre. Ce projet ne rencontra aucune opposition de la part des deux autres, ils jurèrent être prêts à le suivre en cela ou en toute autre idée folle qui pourrait lui venir, prêts à tout en somme, sauf à se rendre. Qui plus est, chacun d’eux insista pour être le premier à se précipiter sur le pont le moment venu. Contre quoi leur chef protesta avec véhémence, revendiquant ce privilège, d’autant plus que ni l’un ni l’autre de ses camarades ne voulant céder, ils ne pouvaient être le premier l’un et l’autre, l’échelle ne donnant passage qu’à un seul homme à la fois. Maintenant, messieurs, va se faire jour le vilain jeu de ces mécréants.