Le marinier, messieurs, est si pervers et si pittoresque, que, si on le saisissait sur le vif, on en ferait un excellent héros de tragédie. Tel Antoine, il vogue nonchalamment sur son Nil verdoyant et fleuri, jour après jour, lutinant ouvertement sa Cléopâtre aux joues rouges dorant au soleil ses cuisses couleur d’abricot. Cette mollesse s’évanouit aussitôt à terre. Le marinier arbore fièrement une allure de brigand, son chapeau joyeusement enrubanné, rabattu, accuse la beauté de ses traits. Il est la terreur de l’innocence souriante des villages où il flâne, son teint basané, son air avantageux ne passent pas inaperçus dans les villes. Une fois, vagabond sur son propre canal, un de ces mariniers me rendit service, je l’en remercie de tout cœur, je ne voudrais pas être ingrat, car c’est souvent une des plus grandes qualités qui rachètent ces hommes violents que d’avoir la poigne pour tirer d’embarras un pauvre étranger comme pour piller un riche. Bref, messieurs, tout cela vous prouve la vie déréglée qu’ils mènent; notre rude pêche à la baleine accueille un grand nombre de leurs échantillons les plus parfaits et nos capitaines baleiniers ne redoutent aucune race humaine autant qu’eux, hormis les hommes de Sydney. Le fait que, pour tant de nos jeunes campagnards nés sur ses rives, l’apprentissage de la vie du canal constitue la seule transition entre la moisson paisible d’un champ de blé chrétien et le labourage téméraire des plus barbares océans, ne diminue en rien son étrangeté.
– Je vois! je vois! s’écria impétueusement don Pedro en renversant sa chicha sur son plastron. Inutile de voyager! Le monde n’est qu’une Lima. J’aurais cru pourtant que dans votre Nord tempéré les générations se succédaient, froides et saintes comme les collines… Mais poursuivez…
– J’en étais resté, messieurs, au moment où l’homme des Lacs secouait le galhauban. À peine avait-il fait ce geste qu’il fut cerné et assiégé par les trois seconds et quatre harponneurs. Mais, glissant le long des haubans comme des comètes de malheur, les deux mariniers se ruèrent dans la mêlée et tentèrent de tirer leur homme sur le gaillard d’avant. D’autres matelots se joignirent à eux dans cet effort et une bagarre générale s’ensuivit, cependant que le courageux capitaine, se tenant à l’écart du danger, dansait d’un pied sur l’autre, une pique à la main. Il ordonna à ses officiers de maîtriser cet affreux scélérat et de le traîner jusqu’au gaillard d’arrière; de temps à autre, il s’approchait du pourtour de ce cercle en effervescence et, cherchant son centre de la pointe de sa lance, il essayait d’en atteindre l’objet de son ressentiment afin de l’en faire sortir. Mais les risque-tout qui entouraient Steelkilt étaient trop nombreux, ils réussirent à gagner le gaillard d’avant, dressèrent à l’alignement du guindeau trois ou quatre gros barils qui se trouvaient là et, Parisiens de la mer, se retranchèrent derrière leurs barricades.
– Sortez de là, pirates, hurla le capitaine, les menaçant à présent d’un pistolet dans chaque main, pistolets que venait de lui apporter le garçon. Sortez de là, égorgeurs!
Steelkilt bondit sur la barricade et y fit les cent pas, défiant les pistolets et laissant entendre clairement que sa mort à lui, Steelkilt, serait parmi l’équipage le signal d’une sanglante mutinerie. Ne craignant que trop que cela ne se révélât vrai, le capitaine fléchit légèrement, mais ordonna toutefois aux insurgés de rejoindre leurs postes.
– Promettez-vous de ne pas nous toucher, si nous le faisons? demanda le meneur.
– À vos postes! dis-je, je ne promets rien, à vos postes! Voulez-vous faire sombrer le navire en l’abandonnant dans un moment aussi critique? À vos postes! et il leva à nouveau un pistolet.
– Faire sombrer le navire? s’écria Steelkilt, mais oui qu’il sombre! Pas un seul d’entre nous ne reprendra le travail si vous ne jurez pas de ne pas lever le fouet sur nous. Qu’en dites-vous, les gars? demanda-t-il à ses camarades. Ils répondirent par un sauvage vivat.
L’homme des Lacs patrouillait maintenant sur la barricade, sans perdre de l’œil le capitaine et s’exprimant par phrases décousues:
– Ce n’est pas de notre faute,… nous ne l’avons pas cherché… je lui avais bien demandé de laisser ce maillet… c’était le travail du mousse… il aurait dû mieux me connaître… je l’avais averti de ne pas me pousser à bout… je crois que je me suis cassé un doigt sur sa maudite mâchoire… les couteaux à émincer ne sont-ils pas dans le gaillard d’avant, les gars? Prenez garde à ces anspects, mes jolis cœurs. Capitaine, par Dieu, méfiez-vous… Jurez, ne soyez pas idiot… passez l’éponge, nous sommes prêts à retourner à nos postes… traitez-nous décemment et nous sommes vos hommes… mais nous refusons le fouet.
– À vos postes! je ne promets rien, je le répète!