C’était un après-midi nuageux et lourd, les matelots traînaient paresseusement sur le pont ou contemplaient distraitement les eaux couleur de plomb. Queequeg et moi nous étions paisiblement occupés à tresser ce qu’on appelle un paillet d’espade pour notre pirogue. La scène était si calme, d’une douceur étouffante, une telle joie incantatoire planait, que chaque homme silencieux semblait s’être dissous dans son moi invisible.
Dans ce travail de tissage, j’étais le serviteur ou le page de Queequeg. Tandis que je passais et repassais la trame de lusin entre les longs fils de grelin, tandis que Queequeg, debout, glissait encore et encore sa lourde épée de chêne entre les fils, regardant la mer avec indolence, et serrant les fils en bonne place d’un geste nonchalant. Une rêverie insolite régnait sur le navire et sur la mer, rompue seulement par le bruit sourd de l’épée. Il semblait que sur le métier du Temps je n’étais plus qu’une navette tissant et tissant encore machinalement entre les mains des Parques. Les fils tendus du grelin répétaient une vibration unique, toujours la même, une vibration juste suffisante pour laisser passer les fils qui, par-dessus et par-dessous, venaient se lier à eux. Ces fils immuables de la fatalité, pensais-je, voilà que j’y fais courir la navette qui tisse ma propre destinée, cependant que l’épée irréfléchie, indifférente de Queequeg, heurtait la trame tantôt de biais, tantôt de façon sinueuse, tantôt avec force, tantôt faiblement, et ce coup final différemment porté imposait ses contrastes à l’aspect final de l’œuvre. Cette épée sauvage, me disais-je, donne la forme finale tant à la trame qu’aux grelins, cette épée désinvolte et impassible doit être le hasard. Oui, hasard, libre arbitre et nécessité, aucunement incompatible, s’entrelacent pour agir ensemble. Les fils droits du destin ne sauraient être déviés de la ligne droite bien que chaque vibration s’y essaie, le libre arbitre est toujours libre de pousser sa navette entre ces fils imposés et le hasard, bien que contraint par les verticales de la nécessité et par les horizontales tirées par le libre arbitre, ordonné par l’un et l’autre, le hasard parfois est maître de l’un comme de l’autre, et modèle le visage ultime des événements.
Ainsi nous tissions et tissions encore lorsque je sursautai à un bruit étrange, prolongé, dont la sauvage musique était si surnaturelle que la pelote du libre arbitre s’échappa de mes mains et que je restai à fixer les nuées d’où cette voix tombait comme une aile. Haut perché dans les barres de hune, Tashtego, le fou de Gay Head, était passionnément tendu en avant, la main dressée comme une baguette de magicien et à intervalles courts et répétés il poussait ses cris. Sans doute au même moment toutes les mers retentissaient d’un cri semblable poussé par des centaines d’hommes en vigie perchés dans le ciel; pourtant, ce vieux cri traditionnel ne pouvait pas sortir de beaucoup de poitrines avec le rythme miraculeux qui l’arrachait de celle de Tashtego l’Indien.
Ainsi accroché à même l’espace, dévorant l’horizon d’un regard ardent et farouche, on eût dit quelque voyant, quelque prophète apercevant les ombres du destin et annonçant leur venue par des cris frénétiques:
«Elle souffle! là! là! là! Elle souffle! Elle souffle!»
– Où donc?
– Côté sous le vent, à deux milles environ! toute une gamme!
L’effervescence régna aussitôt.
Le cachalot souffle avec une régularité d’horloge, avec la même constance jamais démentie. C’est à cela que les baleiniers le distinguent des autres tribus de son espèce.
– Voilà les queues! cria encore Tashtego, et les cachalots disparurent.
– Vite, garçon, cria Achab. L’heure! L’heure!
Pâte-Molle se hâta dans la cabine, regarda la montre et donna l’heure exacte à Achab.
On mit en panne et le navire tangua doucement pointe au vent. Tashtego signalant que les cétacés avaient sondé sous le vent, nous attendions avec confiance de les voir réapparaître devant nous, car le cachalot avec une ruse singulière, sonde dans une direction mais, lorsqu’il est dans les profondeurs, il fait brusquement volte-face. Toutefois cette supercherie n’avait pas dû être pratiquée car il n’y avait pas de raison de supposer que l’animal signalé par Tashtego fût si peu que ce soit inquiété ou même qu’il eût la moindre connaissance de notre présence. Un des hommes, désigné comme gardien, ce sont ceux qui ne descendent pas dans les baleinières, remplaça alors Tashtego, au grand mât. Les matelots des mâts de misaine et d’artimon étaient descendus, les bailles à ligne furent mises en place, les bossoirs d’embarcations parés, la grande voile coiffée, et les trois pirogues se balancèrent au-dessus de l’eau comme trois paniers de perce-pierre au-dessus de hautes falaises. Hors des pavois, les hommes impatients s’accrochaient d’une main à la lisse et posaient dans l’attente un pied sur le plat-bord, pareils aux marins de navires de guerre prêts pour l’abordage.