– Il faudra des mois, des mois pour que je me rassasie des baisers à vous donner. Il faudra des ans de mois pour épuiser les baisers que je veux poser sur vous, sur vos mains, sur vos cheveux, sur vos yeux, sur votre cou…
Il y eut trois petites filles; elles chantaient une ronde toute ronde et la dansaient en triangle.
– Chloé, je voudrais sentir vos seins sur ma poitrine, mes deux mains croisées sur vous, vos bras autour de mon cou, votre tête parfumée dans le creux de mon épaule, et votre peau palpitante, et l’odeur qui vient de vous…
Le ciel était clair et bleu, le froid vif encore, mais moins. Les arbres, tout noirs, montraient, au bout de leur bois terni, des bourgeons verts et gonflés.
– Quand vous êtes loin de moi, je vous vois dans cette robe, avec des boutons d’argent, mais quand la portiez-vous donc? Non, p as la première fois? C’était le jour du rendez-vous, sous votre manteau lourd et doux, vous l’aviez contre votre corps.
Il poussa la porte de la boutique et entra.
– Je voudrais des masses de fleurs pour Chloé, dit-il.
– Quand doit-on les lui porter? demanda la fleuriste. Elle était jeune et frêle, et ses mains rouges. Elle aimait beaucoup les fleurs.
– Portez-les demain matin, et puis portez-en chez moi. Qu’il y en ait plein notre chambre, des lys, des glaïeuls blancs, des roses, et des tas d’autres fleurs blanches, et mettez aussi, surtout, un gros bouquet de roses rouges…
XVII
Les frères Desmaret s’habillaient pour la noce. Ils étaient très souvent invités comme pédérastes d’honneur car ils présentaient bien. Ils étaient jumeaux. L’aîné s’appelait Coriolan. Il avait les cheveux noirs et frisés, la peau blanche et douce, un air de virginité, le nez droit et les yeux bleus derrière de grands cils jaunes.
Le cadet, nommé Pégase, offrait un aspect semblable, à cela près que ses cils étaient verts, ce qui suffisait, d’ordinaire, à les distinguer l’un de l’autre. Ils avaient embrassé la carrière de pédérastes par nécessité et par goût, mais, comme on les payait bien pour être pédérastes d’honneur, ils ne travaillaient presque plus, et malheureusement, cette oisiveté funeste les poussait au vice de temps à autre. C’est ainsi que, la veille, Coriolan s’était mal conduit avec une fille. Pégase le tançait d’importance, tout en se massant la peau des reins avec de la pâte d’amandes mâles, devant la grande glace à trois faces.
– Et à quelle heure es-tu rentré, hein? disait Pégase.
– Je ne sais plus, dit Coriolan. Laisse-moi. Occupe-toi de tes reins. Coriolan s’épilait les sourcils au moyen d’une pince à forcipressure.
– Tu es obscène! dit Pégase. Une fille!… Si ta tante te voyait!…
– Oh!… Tu ne l’as jamais fait, toi? hein? dit Coriolan menaçant.
– Quand ça? dit Pégase un peu inquiet. Il interrompit son massage et fit quelques mouvements d’assouplissement devant la glace.
– Ça va, dit Coriolan, je n’insiste pas. Je ne veux pas te faire rentrer sous terre. Boutonne-moi plutôt ma culotte.
Ils avaient des culottes spéciales, à braguettes en arrière, difficiles à fermer tout seul.
– Ah! ricana Pégase, tu vois! Tu ne peux rien dire!…
– Ça va, je te dis! répéta Coriolan. Qui est-ce qui se marie, aujourd’hui?
– C’est Colin qui épouse Chloé, dit son frère avec dégoût.
– Pourquoi prends-tu ce ton? demanda Coriolan. Il est bien, ce type-là.
– Oui, il est bien, dit Pégase avec envie. Mais, elle, elle a une poitrine tellement ronde, qu’on ne peut vraiment pas se figurer que c’est un garçon!…
Coriolan rougit.
– Je la trouve jolie… murmura-t-il. On a envie de lui toucher la poitrine… Ça ne te fait pas cet effet-là?…
Son frère le regarda avec stupeur.
– Quel salaud tu fais! conclut-il avec énergie. Tu es plus vicieux que n’importe qui… Un de ces jours, tu vas te marier avec une femme!…
XVIII
Le Religieux sortit de la sacristoche, suivi d’un Bedon et d’un Chuiche. Ils portaient de grandes boîtes de carton ondulé pleines d’éléments décoratifs.
– Quand le camion des Peintureurs arrivera, vous le ferez entrer jusqu’à l’autel, joseph, dit-il au Chuiche.
Presque tous les Chuiches professionnels s’appellent joseph, en effet.
– On peint tout en jaune? dit joseph.
– Avec des raies violettes, dit le Bedon, Emmanuel judo, grand gaillard sympathique dont l’uniforme et la chaîne d’or brillaient comme des nez froids.
– Oui, dit le Religieux, parce que le Chevêche vient pour la Béniction. Venez, on va décorer le balcon des Musiciens avec tous les éléments qu’il y a dans ces boîtes.
– Il y a combien de musiciens? demanda le Chuiche.
– Septante-trois, dit le Bedon.
– Et quatorze Enfants de Foi, dit le Religieux fièrement. Le Chuiche fit un long sifflement: «Fuuiiouou…»
– Et ils ne sont que deux à se marier! dit-il, admiratif.
– Oui, dit le Religieux. C’est comme ça avec les gens riches.
– Il y aura du monde? interrogea le Bedon.
– Beaucoup! dit le Chuiche. Je prendrai ma longue hallebarde rouge et ma canne à pomme rouge.
– Non, dit le Religieux. Il faut la hallebarde jaune et la canne violette, ça sera plus distingué.