Je vis pour la première fois un spécimen de l’énorme char Tigre ainsi que deux ou trois Panthère. Je vis également, quelques heures plus tard, l’effroyable avalanche des fameuses « orgues de Staline » qui déversèrent, pendant des heures, un feu dévastateur sur l’infanterie allemande progressant au prix de sacrifices inhumains dans l’apocalypse du faubourg de Slavianks-Iviniskov. Ainsi, les blindés de Guderian nous ramenèrent dans la région toute proche de Kharkov, là où les combats du Donetz se déroulaient depuis environ une semaine. Une fois de plus, la Wehrmacht reprenait la ville broyée de Kharkov, avant de la reperdre définitivement en septembre, tout de suite après l’échec de la contre-offensive sur Bielgorod.
L’aurore nous surprit dans les sablières au nord-ouest de la ville, alors que nous étions passés au peigne fin par les Kommandos de reformation qui s’escrimèrent à renvoyer les hommes vers leurs unités d’origine. Comme, malgré toute leur bonne volonté et leur organisation, ils ne savaient pas les trois quarts du temps où se trouvaient ces unités, ils reformaient des groupes de combat avec les égarés, parmi lesquels il n’était pas souhaitable de se trouver. En effet, ces nouveaux groupes n’ayant aucune affectation officielle venaient grossir, ou tout simplement combler, des effectifs existant sur les registres militaires et dont on connaissait l’emplacement sur les cartes de l’état major. Ces hommes, brusquement affectés à des groupes indistincts à effectifs variables, n’entraient donc plus dans l’organisation logique de l’armée. Déjà signalés par leur régiment d’origine comme disparus ou tués, ils étaient donc considérés comme morts. La chance voulait que, tout compte fait, ils existassent encore. L’on pouvait donc bénéficier de ces renforts inattendus, et il n’y avait aucune raison de les ménager puisqu’ils n’existaient pratiquement et administrativement plus.
De longues files de soldats, assis, couchés, éveillés ou endormis, attendaient ainsi l’ordre d’être dirigés sur un quelconque point de l’offensive sur Kharkov.
Je revois bien la vallée du Donetz, qui étendait ses bouleaux de sable jusqu’à douze ou quinze kilomètres du lit du fleuve. Le tonnerre de la gigantesque bataille dont le front se situait à trente kilomètres au sud nous arrivait comme un grondement ininterrompu. L’attaque allemande déferlait par le nord et l’ouest. Protégé ainsi sur son aile gauche par le Donetz, l’assaut des Panzer enfonçait un coin redoutable dans les défenses d’artillerie ennemies qui avaient franchi le fleuve à la hâte en vue de poursuivre leur contre-offensive. Maintenant ces batteries se trouvaient acculées le dos au Donetz qu’elles ne pouvaient plus franchie, les ponts étant détruits pour la nième fois. En fait, les Russes venaient de commettre la même erreur que l’Allemagne à Stalingrad. Dans leur précipitation à vouloir nous rejeter hors de chez eux, les bolcheviks avaient distendu leurs effectifs et sous-estimé les forces qu’ils croyaient avoir rejetées définitivement au-delà de Kharkov. Ce qui leur arriva ne prit évidemment pas l’ampleur de Stalingrad, mais en une semaine, cent mille Russes connurent l'enfer dans la poche Slavianks-Kiniskov et cinquante mille furent tués.
Ces déductions, je n’étais évidemment pas en mesure de les faire à ce moment-là. Tout cela, le soldat ne l’apprend que plusieurs mois après. Pour moi, la bataille du Donetz était, tout comme celles d’Outcheni et du Don, un chaos fumant, source de peur perpétuelle et de sursauts alarmants, rumeur intense hachée de milliers d’explosions.
Je venais de me faire regrouper par le kommando spécialisé et j’attendais avec une poignée d’autres bougres, sales et dépenaillés, des directives. Au bout d’un certain temps, un gendarme – ces cons étaient également auprès des kommandos, prêts à passer n’importe qui par les armes – me remit, ainsi qu’à trois autres gars dont les têtes ne m’étaient pas inconnues, un gribouillage sur un papier sale, accompagné de quelques explications brèves et incompréhensibles. C’était l’itinéraire à suivre pour retourner à notre compagnie qui opérait sans doute dans la région. Les trois garçons faisaient effectivement partie de la même compagnie que moi.
Munis de ce précieux document, nous prîmes rapidement congé du « centre d’accueil ». La peur d’être incorporés dans un bataillon de fortune nous avait donné des ailes. Je n’ai jamais eu un sens de l’orientation très développé, mais ici, dans ce néant de boue et de ruines, même un oiseau migrateur aurait perdu le nord. Le gribouillage n’indiquait que des points principaux, reconnaissables pour des régiments ayant séjourné sur les lieux mêmes. Allez donc vous reconnaître dans un bled où vous distinguez difficilement un A d’un Z, et où sur des chemins et des rues défoncées, les rares pancartes qui subsistent ont été retournées en tout sens par des combats récents.