Hélas ! nous étions tous aussi démunis et si, par hasard, l’un d’entre nous avait grignoté en cachette, personne n’aurait pu le lui reprocher. Nous aurions tous pu être celui-là. Dans la nuit, alors que nous fuyions toujours le rideau d’éclairs qui nous poursuivait depuis le début de notre retraite sur les bords du Don, le bourdonnement d’une colonne en marche vint, une fois de plus, semer la panique à travers notre groupe harassé. La nuit était affreusement sombre, et une bruine lancinante tombait sans arrêt. Nous suivions le lieutenant chef de groupe qui se dirigeait Dieu sait comment. Personne ne parlait. Les forces que nous possédions encore servaient uniquement à mouvoir nos jambes alourdies de fatigue et de boue pour nous déplacer sur ce sol mou.
Le bruit de moteur grossissait, mais rien n’était visible. Tout le groupe s’arrêta, attentif. La pensée qu’une section motorisée ennemie pouvait nous surprendre ainsi, de nuit, sur la steppe détrempée, fit perdre son contrôle à un blessé qui nous suivait à cloche-pied. Le malheureux, épuisé, se mit à trembler et à pleurnicher. Les yeux fouillant l’obscurité à s’en faire mal, chacun cherchait à déceler le nouveau péril qui s’approchait rapidement. Enfin, le lieutenant, qui ne savait plus que faire, parla :
— Il est possible qu’il passe sans nous voir. Y a-t-il parmi vous des Panzerjäger ?
Rapidement le seul spandau que possédait notre petit groupe fut mis en batterie pour une ultime tentative de défense. Fort heureusement, la fatigue, qui bombardait mes tempes sous mon casque qui semblait être de plomb, m’empêchait de juger lucidement la gravité de la situation. Le seul fait que nous nous étions arrêtés de marcher représentait, pour mon corps fourbu et affamé, un instant de repos dont il fallait tenter de profiter au maximum. Je savais que la peur viendrait avec la reprise de mon souffle et que, du même coup, je ne perdrais rien du spectacle.
La première masse noire qui se présenta, tous feux éteints, paraissait être une voiture légère. Malgré nos efforts, il nous fut impossible de distinguer de quoi il s’agissait. Puis vinrent plusieurs bruits de chenilles. Bruits précis, nets, plus effrayants que n’importe quoi. Seuls ceux qui ont entendu le grondement d’un tank, qui vient accroître la trouille du malheureux troupier sur le front, seuls ceux-là comprendront et n’auront aucune difficulté à se mettre dans l’atmosphère : rien à voir avec un défilé du 14 juillet !
Avec ce bruit, la terreur gagna notre groupe. Tandis que certains cherchaient à voir d’où allaient surgir les monstres, d’autres – dont j’étais – s’étaient collés la face contre la terre pourrie et tremblaient nerveusement. Deux masses sombres parurent devant nous, à trente mètres, en cahotant. Une autre fit frémir la terre et le moindre de nos cheveux en passant à environ dix mètres. Un cri retentit :
—
Pour moi qui parlais si mal l’allemand et le comprenais encore moins, ce fut un cri de panique de sauve-qui-peut. D’un seul coup, je fus sur mes jambes et, hagard, je me mis à courir dans la nuit.
C’était évidemment la seule chose à ne pas faire dans n’importe quel cas. Des jurons et des imprécations incertaines fusèrent à travers le bruit puissant des blindés. Je venais, inconsciemment, de donner le signal du départ à tout le groupe. Maintenant tout le monde s’était dressé et braillait en courant sur les chars. Pourtant, quelques prudents étaient restés allongés et, parmi ceux-ci, le lieutenant qui nous commandait. Je compris un peu tard que même les chars allemands qui passaient près de nous auraient très bien pu nous mitrailler, en nous prenant pour des Ruskis. À plus forte raison, s’il s’était agi de chars bolcheviks.
Des camarades avaient, néanmoins, réussi à se faire reconnaître et un monstre d’acier venait de s’arrêter. Ainsi nous fumes recueillis par un détachement de la 25e Panzerdivision que commandait le général Guderian.
Tous ces hommes étaient remarquablement équipés et n’avaient visiblement pas vécu la retraite que nous venions d’essuyer. On nous chargea à la diable sur le cul des tanks, là où le moteur dégage une telle chaleur que l’on ne sait où mettre ses fesses. Personne, parmi nos sauveurs, ne s’inquiéta de savoir si nous avions « dîné » et ce ne fut que quelques heures plus tard, sous le feu roulant de l’artillerie russe qui ravageait les faubourgs de Kharkov, que l’on nous servit une soupe grasse mais brûlante que nous reçûmes comme une bénédiction.