De là, nous gagnons à pied une petite localité située à une quinzaine de kilomètres. Il fait frais mais incroyablement beau. L’automne s’est déjà étendu sur toute cette campagne vallonnée et très jolie. Nous traversons maintenant une forêt aux arbres énormes. Le feldwebel Laus nous invite bruyamment à former les rangs. Au pas cadencé, nous débouchons alors sur une clairière au fond de laquelle se dresse un fabuleux château. Nous avançons, cette fois, le long d’une allée en chantant à quatre voix « Erika, nous t’aimons ». Une dizaine de militaires arrivent au-devant de nous ; parmi eux, je distingue les épaulettes brillantes d’un officier : un hauptmann.
Dans une parfaite synchronisation nous arrivons à hauteur de ce groupe avec les dernières notes de notre chanson. Le feldwebel hurle une fois de plus ; nous nous immobilisons, un autre ordre suit et, après un quart de tour impeccable, trois cents paires de bottes se heurtent dans un claquement retentissant. On nous souhaite militairement la bienvenue et nous reprenons notre marche jusque dans l’enceinte de ce formidable château.
Dans la cour, on nous soumet à l’appel. Les appelés forment un autre rang qui grossit au fur et à mesure que le nôtre décroît. La cour en question est encombrée de toutes sortes de véhicules militaires auprès desquels un demi-millier de feldgrauen, apparemment tous équipés, semblent attendre un départ. Par groupes de trente, nous sommes dirigés vers les locaux que nous allons occuper. Un ancien nous appelle :
— Par ici, la relève.
Nous en déduisons que les gars qui se trouvent massés auprès des camions quittent cette royale demeure, ce qui explique évidemment l’air maussade peint sur leurs visages.
J’apprendrai deux heures plus tard que leur nouvelle résidence serait quelque part à travers l’immense Russie. La Russie, c’est la guerre ! la guerre que je ne connais pas encore !
À peine ai-je déposé mon menu paquetage sur l’un des lits de bois que je me suis choisi que l’ordre de redescendre dans la cour nous arrive. Il est à peu près 2 heures de l’après-midi ; à part les quelques biscuits que nous nous sommes procurés à Varsovie, nous n’avons rien mangé depuis la dernière distribution de fromage blanc, marmelade et pain de seigle qui date d’hier soir, alors que nous roulions vers la Pologne. De toute évidence, il ne peut être question que du déjeuner qui est en retard de trois heures. Pas du tout. Nous retrouvons en bas un feldwebel en survêtement de sport qui nous propose d’un air ironique de partager son bain apéritif. Au pas de gymnastique il nous entraîne assez loin de notre nouvelle caserne, à un bon kilomètre. Là, nous découvrons un petit étang sablonneux qu’alimente une minuscule rivière. Le feldwebel perd son air souriant et nous ordonne de nous déshabiller entièrement. Nous nous retrouvons stupidement tous à poil. Le sergent plonge le premier et nous fait signe de le suivre.
Nous éclatons tous de rire ; en ce qui me concerne, je dois avouer que je ris jaune. Lorsque j’ai dit plus haut qu’il faisait beau, ceci était évidemment valable pour une promenade mais non pour un bain. Je ne pense pas que la température atteigne plus de 7 à 8° ; c’est donc timidement que je trempe mon pied droit dans l’eau vraiment très froide. À ce moment, une bourrade violente accompagnée d’un rire moqueur me propulse au milieu de l’eau où, pour ne pas m’évanouir de saisissement, je nage comme un forcené. Lorsque je ressors, grelottant, de ce bain apéritif, persuadé que je serai à l’infirmerie dans la soirée avec une congestion pulmonaire, je cherche avec inquiétude la serviette indispensable après une telle expérience… Aucune ! personne n’en a ! nous nous essuyons avec nos maillots de corps. Presque tous mes camarades n’ont sur le dos que ce maillot à manches longues qui remplace la chemise dans la Wehrmacht, et la vareuse de leur tenue, qu’ils enfilent à même la peau. Je suis privilégié, puisque j’ai un petit pull-over qui isolera ma peau de gamin de la rude étoffe.
Toujours au pas de course, afin de rattraper notre moniteur qui a déjà refait la moitié du chemin en sens inverse, nous arrivons dans notre énorme demeure. Nous avons tous une faim horrible et nos regards avides cherchent en vain un indice de réfectoire. Comme on semble nous abandonner à notre sort, un jeune Alsacien taillé en colosse se risque au-devant d’un sous-off en le fixant comme s’il voulait le dévorer.
— Aurons-nous droit à la soupe ? questionne-t-il.
Un « Garde à vous » tonitruant claque à nos oreilles. Nous nous figeons tous en même temps que notre revendicateur.
— La soupe est servie à 11 heures ici ! hurle le sous-off, vous êtes arrivés avec trois heures de retard ! Par trois sur ma droite, nous nous rendons au tir.
En grinçant des dents, nous suivons notre « mère nourricière ».