— C’est pareil pour nous, fit le sergent qui devait nous conduire. D’après ce que j’ai compris, nous devons nous placer dans l’alignement d’une de leurs positions.
Nous écoutions tous, attentifs, espérant que notre rôle ne comporterait pas trop de danger.
— Mais les guetteurs russes nous verront arriver, s’écria, atterré, un jeune type du nom de Lindberg. C’est de la folie !
— Ce sera évidemment le plus difficile, espérons que la nuit restera sombre. En plus, il nous est recommandé de ne pas tirer avant l’assaut. Nous devons prendre position en silence.
— Et vous oubliez les mines, observa le vétéran qui, en fait, ne dormait pas.
— Le terrain a été déminé dans la mesure du possible par les disciplinaires, rétorqua notre sous-off.
— Dans la mesure du possible, ricana l’autre, j’aime bien ça ! Méfiez-vous quand même, si vous voyez un fil sous votre nez, n’essayez pas de tirer dessus.
— Si tu continues à nous emmerder, lança Lensen menaçant, je t’endors jusqu’à l’attaque.
Il lui brandit son poing aux doigts courts sous le nez. L’ancien sourit et ne se rebiffa pas.
— Et si nous tombons nez à nez avec Ivan, questionna le grenadier Kraus, nous serons bien obligés de faire usage de nos armes ?
— Oui, à la dernière extrémité, répondit le sous-off, mais en principe, nous devrons les surprendre avant qu’ils ne nous aient vus et les abattre en silence.
En silence ! que voulait-il dire ?
— Avec la crosse ou la pelle ? fit Halls, le regard inquiet.
— La pelle, la baïonnette ou autre chose, il faudra nous démerder, mais éviter de donner l’éveil.
— Nous les ferons prisonniers, murmura le jeune Lindberg.
— Tu es fou, protesta le sous-off, un groupe de choc ne peut pas s’embarrasser de prisonniers au cours d’une mission. Qu’en ferions-nous ?
— Merde de merde, murmura Halls, il faudra les zigouiller ?
— T’as la trouille ? fit Lensen.
— Oh non ! répondit Halls pour montrer qu’il était un homme, mais son visage était blême.
Mon regard erra un instant sur la pelle-pioche repliée qui pendait au côté de mon grand camarade. Un hauptmann et sa suite nous obligèrent à nous relever et à céder le passage.
— Où sommes-nous, au fait ? questionna naïvement le petit Lindberg.
— En Russie, déconna l’ancien.
Personne ne releva d’un sourire la plaisanterie mais le sous-off essaya de situer notre position. Nous nous trouvions à quatre kilomètres au nord-ouest de Bielgorod.
— Je vais essayer de dormir, bafouilla Halls que tous ces préparatifs avaient bouleversé.
Sans défaire nos couvertures, nous nous allongeâmes côte à côte. Un éclat presque mat luisait sur l’acier du spandau que Halls avait dressé le long de la tranchée. Tout harnachés, nous essayâmes, pendant des heures, de trouver le sommeil. Ce n’était pas l’inconfort d’une nuit à la belle étoile qui nous empêchait de dormir, nous en avions connu d’autres, mais l’inquiétude de ce qui nous attendait.
— Bah ! j’aurai bien le temps de dormir quand je serai mort, dit tout haut le grenadier Kraus. Il se leva et pissa contre la paroi opposée.
Mille pensées tourbillonnèrent encore longtemps dans ma tête. Finalement je réussis quand même à m’endormir, somnolant trois heures peut-être, jusqu’au moment où je fus réveillé en sursaut par le bruit lointain d’un moteur. Du même coup, je réveillai Halls et Grumpers, l’autre grenadier, qui dormait presque dans le creux de mon épaule.
— Qu’y a-t-il ? gémit-il, le visage en nage, tout comme le mien.
— Je ne sais pas. J’ai cru qu’on nous avait appelés.
— Quelle heure est-il ? demanda Halls.
Je jetai un coup d’œil à ma montre d’écolier :
— 2 h 20.
— À quelle heure se lève le jour ? demanda le petit Lindberg qui n’avait pas réussi à fermer l’œil.
— Sans doute très tôt en cette saison, répondit quelqu’un…
Des bruits de moteur persistaient de notre côté.
— Si ces cons de motorisés continuent ainsi, ils vont réveiller les Ruskis !
Nous essayâmes vainement de retrouver le sommeil. Une demi-heure plus tard, il y eut un brouhaha au-delà de l’abri couvert. Dans l’obscurité nous devinâmes que des gars ramassaient leur matériel. Toutes gueules tendues, nous essayions de comprendre ce qui se passait à vingt mètres dans le prolongement de notre tranchée. Puis un feld en tenue camouflée s’approcha.
— Groupe 8 et 9 ? questionna-t-il à voix basse.
— Présents ! répondirent les deux chefs de groupe.
— Vous sortez dans cinq minutes par l’accès C, et vous vous rendez à vos positions respectives. Bonne chance !