Patrick Cazeviel travaillait dans un centre aéré, près du mont Gaudichot, au sud de Morteau. Je suivis ma carte et pris une départementale. Très vite, un panneau indiqua la direction du centre de loisirs, énumérant déjà les activités possibles : kayak, escalade, VTT, etc.
J’avais du mal à imaginer Cazeviel dans ce contexte. Depuis la tragédie de Manon, il avait été plusieurs fois soupçonné de cambriolages sérieux. Je ne voyais pas un tel lascar dans la peau d’un animateur. Ce n’était plus une réinsertion, mais une rédemption miraculeuse.
Je suivis un chemin de terre et découvris une grande construction de rondins noirs, formant angle droit, et rappelant les ranchs des premiers colons américains, isolés dans des forêts virginales. Dès que je mis un pied dehors, la rumeur des enfants m’accueillit. On était samedi : le centre devait afficher complet.
J’actionnai la poignée et pénétrai dans un réfectoire. Des dizaines de manteaux étaient suspendus. Une baie vitrée s’ouvrait sur une pente d’herbe rase, qui descendait jusqu’à un lac. Une quarantaine d’enfants couraient, s’agitaient, hurlaient, comme si une ivresse particulière montait des pelouses. Je trouvai une nouvelle porte et passai dehors.
Il y avait dans l’air un parfum de joie, d’allégresse irrésistible. Le lac gris, les arbres verts, l’odeur d’herbe fraîche, ces cris qui s’élevaient en clameur… Cette cour de récréation sans limite, éclatante dans l’air froid, remuait en moi une partie enfouie, oubliée. Non pas un souvenir d’enfance, mais une promesse de bonheur, qu’on porte toujours en soi, sans pouvoir jamais la formuler, ni même la concevoir. Un goût de paradis, irraisonné, sans concrète justification.
Une voix stoppa ma rêverie.
Un animateur voulait savoir ce que je foutais là.
Je prétendis être un ami de Cazeviel. On m’indiqua, au-delà de l’aile droite, les bois qui surplombaient le plan d’eau. Je coupai à travers le gazon, évitant un match de foot, contournant une balle au prisonnier, et découvris un nouveau sentier, qui serpentait vers les sapins.
À l’orée de la forêt, un potager déployait ses allées noires et symétriques. Un homme accroupi, près d’une brouette, s’affairait. Je marchai jusqu’à lui, entre les laitues et les pieds de tomates.
— Patrick Cazeviel ?
L’homme leva la tête. Torse nu, il se tenait à genoux, les deux mains dans la terre. Il avait le crâne rasé, des traits réguliers, mais avec quelque chose d’inquiétant. Cette belle gueule avait aussi un côté « Freddy Kruger », le tueur aux lames de fer qui vient éventrer les adolescents dans leur sommeil.
— Patrick Cazeviel ?
Il se mit debout, sans un mot. Ce que j’avais pris pour une illusion d’optique, l’ombre des feuillages sur sa peau, était réel. Fabuleusement réel. L’homme avait le torse entièrement tatoué. Des dessins fiévreux, entrelacés, couvraient sa poitrine et ses bras. Deux dragons orientaux grimpaient sur ses épaules ; un aigle déployait ses ailes sur ses pectoraux ; un serpent bleu nuit s’enroulait autour de ses abdominaux. Il ressemblait à une créature recouverte d’écailles.
— C’est moi, dit-il en lançant une laitue dans sa brouette. Vous êtes qui ?
— Je m’appelle Mathieu Durey.
— Vous êtes de Besançon ?
— Paris. Brigade Criminelle.
Il me détailla, sans se gêner. Je songeai à ma propre allure. Le manteau flottant, le costume froissé, la cravate de travers. Nous étions aussi caractéristiques l’un que l’autre — le flic et l’ex-taulard. Deux caricatures dans le vent d’après-midi. Cazeviel esquissa un sourire :
— Sylvie Simonis, hein ?
— Toujours. Et sa fille, Manon.
— On est un peu loin de votre juridiction, non ?
Je souris en retour et lui offris une cigarette. Il refusa d’un signe de tête.
— Ce que je propose, dis-je en allumant la mienne, c’est une conversation amicale.
— Je suis pas sûr de vouloir des amis dans votre style.
— Quelques questions, et je retourne à ma voiture, vous à vos salades.
Cazeviel scruta le lac qui se déployait sur ma gauche. Argent gris et bleu du ciel. Il ôta ses gros gants de toile et les frappa l’un contre l’autre.
— Café ?
— Avec plaisir.
Il se laissa choir sur un tas de terre et tendit le bras derrière la brouette. Il attrapa un Thermos et un gobelet. Il dévissa le capuchon de la bouteille, qu’il retourna pour obtenir une deuxième tasse. Il y versa avec précaution le café. Je voyais ses muscles jouer sous ses tatouages. Il avait quarante-cinq ans, je le savais par les articles, mais son corps en paraissait trente.
Je saisis le gobelet qu’il me tendait et m’installai sur un amas de glaise. Il y eut un silence. Cazeviel semblait insensible au froid. Je songeai au gosse orphelin, qui avait fait un serment à Sylvie Simonis.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Comme tout le monde.
— Mec, c’est de l’histoire ancienne. Y’a longtemps qu’on m’emmerde plus avec ça.
— Ce ne sera pas long.
— Je t’écoute.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à avouer le meurtre de Manon ?
— Les gendarmes.
Je bus une gorgée de café — tiède, mais bon — et pris un ton ironique :