Sans attendre de réponse, je courus vers mon Audi A3, stationnée à cinquante mètres de là, dans la contre-allée. Je tournai la clé de contact alors que Doudou calait son talon sur le kick. Je passai la première, composant un numéro que je connaissais par cœur.
— Durey, BC. Qui est de permanence ?
— Estreda.
Coup de bol : un des opérateurs que je connaissais le mieux.
— Passez-le-moi.
Doudou venait de disparaître dans la circulation. Je déboîtai puis freinai avant de m’engager dans le trafic. J’entendis l’accent d’Estreda :
— Durey.
— Comment ça va ?
— On m’a fauché mon portable.
— Bravo la police.
— Tu peux me le localiser ?
— Si ton mec est en train de téléphoner, aucun problème.
Depuis peu, il était possible de suivre un portable à la trace, à condition qu’il soit en connexion. Le principe était simple. On identifiait la cellule satellite sollicitée par le téléphone. Dans les villes, ces cellules étaient de plus en plus nombreuses et leur champ d’action se limitait à deux ou trois cents mètres.
Cette technique avait été initiée par des sociétés privées, spécialisées dans le fret et les transports en camion, qui s’en servaient pour suivre leurs propres véhicules. La police française ne possédait pas son propre système et faisait appel à ces compagnies qui, moyennant finance, donnaient accès à leur serveur.
— T’as du cul, dit Estreda : ton mec est en ligne.
Je coinçai le cellulaire sous mon menton, passai la première :
— Je t’écoute.
— T’as un ordinateur ?
— Non. Je suis en bagnole. C’est toi qui guides.
— Ça sent l’embrouille, ton histoire.
— Vas-y. Je roule.
— T’es pas en train de m’arracher une filature sans réquise ?
— Tu me fais confiance ou non ?
— Non. Mais ton mec vient de s’engager sur le périph. Porte de Vincennes.
Je démarrai sur les chapeaux de roues :
— Quelle direction ?
— Périphérique sud.
Je traversai la place à fond, obligeant les autres voitures à piler dans des hurlements d’avertisseurs — pas question d’utiliser ma sirène. Je m’engageai à plus de quatre-vingts kilomètres-heure sur la pente d’accès.
— Il bourre. Il est en fuite ou quoi ?
Je ne répondis pas et notai l’innovation : un nouveau logiciel permettait de calculer, en temps réel, la rapidité du passage d’une borne à une autre. Un vrai jeu vidéo.
— Il a déjà franchi la porte de Charenton. Je dépassai le cent kilomètres-heure et me plaçai sur la file la plus à gauche. La circulation était fluide. J’étais certain que Doudou ne rentrait pas au 36. Estreda me confirma que le motard avait dépassé la porte de Bercy.
Porte de Bercy. Quai d’Ivry. Porte d’Italie…
— Il a l’air de ralentir…
Je braquai en diagonale, pour rejoindre la droite.
— Il sort ? Où est-il ?
— Attends, attends…
Estreda se prenait au jeu. Il avait compris que je filais le train à mon « voleur ». Je l’imaginais, penché sur son écran où clignotait le curseur correspondant à mon portable…
— Il prend l’A6. La direction d’Orly.
L’aéroport ? Doudou, prenant un vol en catastrophe ? Cette direction était aussi celle des halles de Rungis. Tout de suite, j’imaginai un lien avec le monde des brasseurs.
— Où est-il ?
Pas de réponse d’Estreda : le signal n’avait sans doute pas encore changé de borne.
— Où est-il, bon sang ? Il est sorti à Orly ou quoi ?
Devant moi, je voyais se rapprocher la séparation des deux directions : à gauche, Orly, à droite, Rungis… Je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres. Malgré moi, je levai le pied de l’accélérateur, essayant de retenir les secondes. Soudain, le Portugais cria :
— Roule ! Direction Rungis.
J’avais vu juste. Les dépôts de boissons. J’accélérai de plus belle. La circulation tenait du miracle, alors que les voies en sens inverse étaient à l’arrêt.
— Il ralentit…, souffla Estreda. Il… Il sort. ZA Delta. Vers les halles.
Je connaissais la route : j’étais déjà venu dans ce « marché d’intérêt national ». Je franchis le péage et me trouvai confronté à une batterie de panneaux : HORTICULTURE, MARÉE, FRUITS ET LÉGUMES… Je pilai et saisis mon cellulaire :
— Où est-il ? Donne-moi au moins l’orientation !
— C’est la merde. Mon signal ne bouge plus.
— Il s’est arrêté ?
— Non. Mais il y a plusieurs bornes satellites à Rungis. Elles sont souvent saturées.
— Et alors ?
— Et alors, ton mec avance peut-être encore, mais son signal reste sur la même borne, les autres ne pouvant pas le choper. Il y a un système qui dispatche les appels en cas de…
— Merde !
Je frappai mon volant. Je me voyais déjà sillonner l’immense zone marchande et ses allées, en quête de la bécane de Doudou.
— C’est bon, soufflai-je, je me démerde.
— T’es sûr que…
— Rappelle-moi si le signal bouge.
— Te rappeler ? Mais c’est ton portable qu’on a…
— On m’en a prêté un autre. Le numéro doit s’afficher sur ton écran.
— O.K, je… Attends : j’ai une nouvelle borne !
— Vas-y.
— Celle du Rond-point des Halles, pas loin de la porte de Thiais. Je compris qu’Estreda connaissait les lieux. Il confirma :
— Rungis, c’est chez nous, mon pote. Nos camions s’y rendent chaque jour.