Mais ils se trompaient. Je ne vivais pas dans la tristesse, ni l’austérité. Ma foi était fondée sur l’allégresse. Je vivais dans un monde de lumière, une nef immense, où des milliers de cierges scintillaient en permanence.
Je me passionnais pour mes auteurs latins. Ils étaient le reflet du grand virage du monde occidental. Je voulais décrire ce bouleversement, ce choc absolu provoqué par la pensée chrétienne, située aux antipodes de tout ce qui s’était dit ou écrit auparavant. La venue du Christ sur terre était un miracle spirituel mais aussi une révolution philosophique. Une transmutation physique — l’incarnation de Jésus — et une transmutation du Verbe. La voix, la pensée humaines ne seraient plus jamais les mêmes…
J’imaginais la stupéfaction des Hébreux face à Son message. Un peuple élu qui attendait un messie puissant, belliqueux, sur un char ardent, et qui découvrait un être de compassion, pour qui la seule force était l’amour, qui prétendait que chaque défaite est une victoire et que tous les hommes sont des élus. Je songeai aussi aux Grecs, aux Romains qui avaient créé des dieux à leur image, avec leurs propres contradictions, et qui voyaient soudain un dieu invisible prendre l’image de l’homme. Un dieu qui n’écrasait plus les humains, mais qui descendait au contraire parmi eux pour les hisser au-dessus de toute contradiction.
C’était ce grand tournant que je voulais décrire. Ces temps bénis où le christianisme était une argile en formation, un continent en marche, dont les premiers écrivains chrétiens avaient été à la fois le ressort et le reflet, la vitalité et la garantie. Après les Évangiles, après les épîtres et les lettres des apôtres, les auteurs séculiers prenaient le relais, mesurant, développant, commentant le matériau infini qui leur avait été livré.
Je traversais la cour de l’Institut quand on me tapa sur l’épaule. Je me retournai. Luc Soubeyras se tenait devant moi. Figure laiteuse sous sa tignasse rousse ; silhouette grêle, noyée dans un duffle-coat, étranglée par une écharpe. Je demandai, stupéfait :
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
Il baissa les yeux sur le dossier d’inscription qu’il tenait entre ses mains.
— Comme toi, je suppose.
— Tu prépares une thèse ?
Il réajusta ses lunettes sans répondre. Je partis d’un rire incrédule :
— Où t’étais pendant tout ce temps ? On s’est pas vus depuis quand ? Le bac ?
— Tu étais retourné à tes origines bourgeoises.
— Tu parles. Je n’ai pas cessé de t’appeler. Qu’est-ce que tu faisais ?
— J’ai suivi mon cursus ici, à l’Institut catholique.
— Théologie ?
Il claqua des talons et se mit au garde-à-vous :
—
— On a donc suivi la même route.
— Tu en doutais ?
Je ne répondis pas. Les derniers temps, à Saint-Michel, Luc avait changé. Plus que jamais sarcastique, sa familiarité avec la foi s’était transformée en moquerie, en ironie perpétuelle. Je ne donnais plus cher de sa vocation. Il demanda, après m’avoir offert une Gauloise et s’en être allumé une :
— Sur quoi, ta thèse ?
— La naissance de la littérature chrétienne. Tertullien, Cyprien…
Il émit un sifflement admiratif.
— Et toi ?
— Je vais voir. Le diable, peut-être.
— Le diable ?
— En tant que force triomphante du siècle, oui.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Luc se glissa entre plusieurs groupes d’étudiants et se dirigea vers les jardins, au fond de la cour.
— Depuis un moment, je m’intéresse aux forces négatives.
— Quelles forces négatives ?
— À ton avis, pourquoi le Christ est-il venu sur terre ?
Je ne répondis pas. L’interrogation était trop grossière.
— Il est venu pour nous sauver, continua-t-il. Pour racheter nos péchés.
— Et alors ?
— Le mal était donc déjà là. Bien avant le Christ. En somme, il a toujours été là. Il a toujours précédé Dieu.
Je balayai la réflexion d’un geste. Je n’avais pas suivi quatre années de théologie pour revenir à de tels raisonnements primaires. Je répliquai :
— Où est la nouveauté ? La Genèse commence avec le serpent et…
— Je ne te parle pas de la tentation. Je te parle de la force en nous qui répond à la tentation. Qui la légitime.
Les pelouses étaient parsemées de feuilles mortes. Petits points bistre ou ocre, taches de rousseur de l’automne. Je coupai court à son discours :
— Depuis Saint-Augustin, on sait que le mal n’a pas de réalité ontologique.
— Dans son œuvre, Augustin utilise le mot « diable » 2 300 fois. Sans compter les synonymes…
— En tant que figure, symbole, métaphore… Il faut tenir compte de l’époque. Mais pour Augustin, Dieu ne peut avoir créé le mal. Le mal n’est qu’un défaut de bien. Une défaillance. L’homme est fait pour la lumière. Il « est » la lumière, puisqu’il est conscience de Dieu. Il n’a besoin que d’être guidé, d’être parfois rappelé à l’ordre.
Luc soupira, en exagérant son souffle.