On parlait depuis la veille d’une saisie imminente. La fuite de Freire avait accéléré les choses. Il n’était plus question de délai de flagrance. Adieu l’indépendance. Adieu la liberté. Et peut-être aussi, adieu l’enquête…
— Toujours pas, fit Le Coz. Le Parquet a l’air de nous avoir oubliés.
— Tu parles. Et le reste ?
« Le reste », c’était Janusz et sa cavale.
— Rien. Il nous a filé entre les pattes. On doit l’admettre.
D’un côté, Anaïs se réjouissait de cette évidence. De l’autre, elle redoutait le pire. Janusz aurait été plus à l’abri en prison. Tout fuyard risque une balle perdue et celui-là avait, en prime, des snipers professionnels à ses trousses.
— Où tu es, là ?
— Au bureau.
— Tu as encore la pêche ?
Le Coz expira lourdement dans le combiné :
— Je t’écoute.
Anaïs chargea Le Coz de se rendre dans les bureaux de l’ACSP et de perquisitionner les lieux. Tant qu’un juge n’avait pas été officiellement saisi, son groupe bénéficiait de tous les pouvoirs.
— Je veux l’historique précis de la boîte, dit-elle. La liste de leurs clients. Leur organigramme. Le nom du groupe auquel ils appartiennent. Tout.
— J’y vais demain matin ?
— Tu y vas maintenant.
— Mais il est 22 heures !
— Tu vas tomber sur un gardien de nuit. À toi de te montrer persuasif.
— Si Deversat apprend ça, on…
— Quand il l’apprendra, on aura nos infos. C’est tout ce qui compte.
Le Coz ne répondit pas. Il attendait le mot magique.
— Je te couvre.
Le flic obtempéra, plus ou moins rassuré. Elle hésita puis décida d’appeler le commissaire en personne. Sur son numéro privé.
— J’attendais votre appel, fit-il d’une voix sentencieuse.
— J’attendais le vôtre.
— Je n’avais rien de précis à vous dire.
— Vous êtes sûr ?
Deversat se racla la gorge :
— Un juge a été saisi.
Son cœur marqua un raté. Elle avait posé la question au hasard et elle lui revenait avec la violence d’un boomerang.
— Qui a été nommé ?
— Philippe Le Gall.
Elle aurait pu plus mal tomber. Un nouveau, à peine plus âgé qu’elle, tout juste sorti de l’école de la magistrature. Elle avait déjà bossé avec lui une fois. Il ressemblait au juge de l’affaire d’Outreau. Même tête de premier de la classe. Même jeunesse. Même inexpérience.
— On va me dessaisir ?
— Ce n’est pas de mon ressort. À vous de convaincre Le Gall.
— Sur ce dossier, on peut rien me reprocher.
— Anaïs, vous enquêtez sur un meurtre. Lié sans doute aux deux assassinats du Pays basque. Pour l’instant, vous n’avez aucun résultat. La seule chose concrète que vous ayez faite, c’est de laisser filer notre seul suspect.
Elle se remémora ses progrès dans l’affaire. Elle avait identifié la victime. Elle avait identifié un témoin — disons un suspect. Elle avait décrypté le modus operandi du tueur. Pas si mal en trois jours. Mais Deversat avait raison : elle n’avait fait que son boulot. Sérieusement, mais sans génie.
— Il y a autre chose, ajouta le commissaire.
Anaïs tressaillit. Elle s’attendait toujours à être saquée. Pas parce qu’elle était une femme ni parce qu’elle était jeune mais parce qu’elle était la fille de Jean-Claude Chatelet, bourreau du Chili, meurtrier présumé de plus de deux cents prisonniers politiques.
Mais Deversat frappa ailleurs :
— Il paraît que vous êtes liée au suspect.
— Quoi ? Qui a dit ça ?
— Peu importe. Vous avez vu Mathias Freire en dehors du cadre de l’enquête ?
— Non, mentit-elle. Je ne l’ai rencontré qu’une fois pour l’interroger sur un patient. Patrick Bonfils.
— Deux. Vous êtes allée chez lui, le soir du 15 février.
— Vous… vous m’avez fait suivre ?
— Bien sûr que non. C’est un hasard. Un de nos gars a croisé votre voiture devant le domicile de Mathias Freire.
— Qui ?
— Laissez tomber.
Tous des salauds. Tous des balances. Les flics étaient les pires. Le renseignement, c’était leur vice. Leur milieu naturel. Elle dit d’une voix blanche :
— Je l’ai interrogé une autre fois, c’est vrai.
— À 23 heures ?
Elle ne répondit pas. Elle savait maintenant pourquoi on allait lui retirer l’enquête. Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Je garde l’affaire ou non ?
— Où en êtes-vous ?
— Je dois assister demain matin à la fouille en profondeur du domicile des deux victimes de Guéthary.
— Vous êtes sûre que c’est votre place ?
— Je rentre dans la matinée. Je vous rappelle que la voiture de Mathias Freire a été retrouvée sur les lieux.
— Les gendarmes sont d’accord ?
— Il n’y a pas de problème.
— Soyez au poste avant midi. Le juge veut vous voir demain après-midi.
— C’est un grand oral ?
— Appelez ça comme vous voudrez. Avant de vous voir, il veut un rapport détaillé sur toute l’affaire. Une synthèse. J’espère que vous n’avez pas sommeil parce qu’il le veut demain matin par mail.
Deversat allait raccrocher mais elle demanda :
— La société ACSP, vous connaissez ?
— Vaguement. Pourquoi ?
— Une de leurs bagnoles pourrait être impliquée dans l’affaire.
— Quelle affaire ?
Elle força un peu les connexions :
— Le massacre de la plage. Que pensez-vous de cette boîte ?