Ça ne tenait pas debout. En admettant que les meurtriers soient des professionnels, jamais ils n’auraient commis une telle erreur. Oublier de tels indices sur la plateforme de tir. À moins que… Anaïs imagina un autre scénario. Les assassins abattent leurs cibles mais une des trois parvient à s’échapper — Freire. Ils partent à sa poursuite. Dans leur précipitation, ils oublient leurs douilles.
Le commandant tenait maintenant un sachet plastique dans sa paume contenant des fragments de métal. Anaïs l’attrapa et observa les tubes aux reflets dorés. Ça ne lui disait rien. Elle avait toujours été nulle en balistique. Les calibres. Les puissances. Les distances. Pas moyen de s’y retrouver.
— Du 12,7 mm, expliqua Martenot. Des balles perforantes de haute précision.
— Ça nous renseigne sur les meurtriers ?
— Plutôt. Le 12,7 est un calibre rare, utilisé en général par les mitrailleuses lourdes, apprécié pour la puissance de sa charge et la vélocité du projectile en tir tendu. On l’utilise aussi avec certaines armes de précision.
— En français, qu’est-ce que ça donne ?
— C’est le calibre spécifique du Hécate II, un fusil développé dans les années 1990. Une arme de référence, très connue chez les snipers. Pour un tireur entraîné, ce fusil permet d’atteindre sa cible jusqu’à 1 200 mètres. Il permet aussi d’arrêter un véhicule à 1 800 mètres. Du matériel largement surqualifié pour abattre un couple de pêcheurs. Sans compter le savoir-faire très particulier que demande cette arme.
Le commandant usait de son ton le plus neutre pour masquer son trouble. Grand, gris et stoïque, il ressemblait dans sa parka bleue à un amiral sur son porte-avions. Anaïs avait déjà compris.
— Le tueur pourrait être un militaire ?
— L’Hécate II a été officiellement adopté en 1997 par la Section technique de l’armée de terre, admit Martenot. C’était notre réponse aux snipers dans les combats des Balkans. Aujourd’hui, les groupes d’intervention du GIGN et du RAID l’utilisent aussi.
Silence. L’affaire prenait décidément une nouvelle orientation. Comme un plan qui s’élèverait d’un coup vers une troisième dimension insoupçonnée.
— D’autres armées et des unités spéciales étrangères l’utilisent aussi, poursuivit le gendarme. On va envoyer tout ça à l’IRCGN, l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale de Rosny-sous-Bois. Il n’est pas impossible qu’on puisse remonter jusqu’à l’arme elle-même. L’Hécate II n’est pas un fusil qu’on trouve facilement sur le marché. Ni facilement maniable. Pour vous donner une idée, il pèse tout équipé 17 kilos.
Anaïs hochait la tête sous la pluie. Elle savait — elle avait toujours su — que cette histoire serait complexe. Le meurtre d’un zonard transformé en Minotaure. L’apparition d’un amnésique qui posait des questions sans réponse. Les empreintes d’un faux psychiatre… Et maintenant un massacre aux allures d’embuscade guerrière.
Le gendarme récupéra les douilles dans la paume d’Anaïs. Elle marqua une hésitation.
— N’ayez crainte, fit-il. La procédure ira jusqu’au bout, même si les coupables viennent de chez nous. Le laboratoire aura ces douilles avant ce soir. Le rapport est en route pour le bureau du juge.
— Un juge est déjà nommé ?
— Claude Bertin. Du parquet de Bayonne. Un habitué de l’ETA. Il ne sera pas dépaysé avec ces histoires de balistique.
— Vous avez reçu le rapport d’autopsie ?
— Pas encore.
Anaïs tiqua. Les corps de Bonfils et de sa compagne avaient été transférés à l’institut médico-légal de Rangueil, près de Toulouse, la veille, en fin d’après-midi. Martenot avait sans doute déjà reçu le document. Il l’avait simplement soumis à ses supérieurs avant toute diffusion. Dans un tel contexte, tout devait être pesé, mesuré, analysé. Peut-être même l’armée avait-elle nommé un autre toubib pour une contre-expertise…
La voix de Martenot revint à sa conscience :
— Je vous offre un café ?
— Avec plaisir, fit-elle en souriant. Mais je dois d’abord passer un coup de fil.
Elle ralentit sur le sentier du retour afin de s’isoler. Dans le vent humide, elle appela Conante. Le flic répondit avant la fin de la première sonnerie. Tout le monde était à cran.
— C’est moi, fit-elle. Rien de neuf ?
— Je t’aurais fait signe.
— J’ai besoin que tu me rendes un service. Je voudrais que tu ailles chez moi, tout de suite.
— Tu as oublié d’arroser tes plantes ?
— Tu demandes ma clé à la gardienne. Sois convaincant. Elle n’est pas commode. Tu montres ta carte. Tu te démerdes.
— Une fois chez toi, qu’est-ce que je fais ?
— Sur mon bureau, il y a les tirages d’une plaque d’immatriculation. Tu l’identifies et tu me rappelles aussi sec.
— Pas de problème. À Biarritz, c’est comment ?
Anaïs leva les yeux. Les silhouettes noires des gendarmes disparaissaient dans le flot de l’averse. Les voies ferrées crépitaient de pluie. Les pins et les genêts surnageaient parmi les brumes d’eau.
— Mouillé. Rappelle-moi.
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— BOUGE-TOI LE CUL. V’là le fourgon.