— De Bordeaux, fit Janusz sans réfléchir.
— J’viens du Nord. Ici, on vient tous du Nord. La rue, vaut mieux la vivre au soleil…
Janusz visualisa Marseille comme un Katmandou des clochards. Une destination finale, un terminus sans espoir ni objectif mais à l’abri des hivers trop rudes. Pour l’instant, l’échappée était ratée. La température ne devait pas dépasser zéro. Toujours trempé de vin et de vomi, Janusz grelottait. Il allait poser une nouvelle question quand il ressentit un chatouillement dans l’entrejambe. Il eut un réflexe de la main et se fit mordre. Un rat s’échappa de ses cuisses.
Bernard éclata de rire :
— Putain le con ! Y t’a pas raté ! Y en a plein à Marseille. C’est nos potes !
Il attrapa le cubi et s’envoya une nouvelle goulée, à la santé des millions de rats de Marseille. Il s’essuya la bouche et se renfrogna dans son silence.
Janusz lança une première sonde :
— On s’est déjà vus, non ?
— J’sais pas. Ça fait combien d’temps qu’t’es à Marseille ?
— Je viens de revenir mais j’étais là à Noël.
Bernard ne répondit pas. Il gardait un œil sur les passants. Si l’un d’entre eux se risquait sous les arcades, il agitait aussitôt sa boîte, comme un réflexe. Au-delà des voûtes, la rumeur du port montait avec le jour.
— La cloche, reprit Bernard, t’es tombé dedans y a longtemps ?
— Y a un an, improvisa Janusz. Pas moyen de trouver du boulot.
— On en est tous là, ricana l’autre avec férocité.
Janusz comprit le sarcasme.
— T’as quel âge ? risqua Janusz.
— Dans les 35.
Victor lui en aurait donné 50.
— Et toi ?
— 42.
— La vache, la vie t’a pas fait de cadeau.
Janusz prit cela pour un compliment. Il était plus convaincant qu’il ne le pensait. D’ailleurs, il se sentait à chaque seconde un peu plus dégradé, un peu plus souillé. Quelques jours au grand air, à boire de la vinasse et à rester le cul par terre avec ces monstres, il deviendrait l’un d’eux.
L’autre engloutit encore une goulée. De nouveau, il retrouva une sorte de gaieté agressive. Janusz comprenait le principe. On vivait pour ces gorgées d’alcool qui enjolivaient, le temps d’un rot, le désastre d’une vie. De goulée en goulée, de litron en litron, on sombrait enfin dans l’abrutissement. Puis on se réveillait et on repartait pour un tour.
Janusz se leva et fit quelques pas vers les arcades. Ostensiblement, il s’exposa au regard des autres. Pas la moindre lueur de reconnaissance dans leurs yeux. Pas le moindre geste de la main. Il faisait fausse route. Il n’avait jamais appartenu à ce groupe.
Il revint s’asseoir auprès de Bernard :
— Y a pas grand monde ce matin…
— Tu veux dire de la cloche ?
— Ouais.
— Tu rigoles ou quoi ? On est d’jà trop. Pour faire la manche, faut se trouver un coin solo. J’vais pas tarder à me casser, d’ailleurs. (Il s’énerva d’un coup, d’une manière absurde.) Faut bien bosser, merde !
Dans la journée, il ne trouverait donc que des clochards isolés, tentant de grappiller quelques pièces aux passants.
— Où tu dors en ce moment ? relança-t-il.
— À la Madrague ! L’Unité d’Hébergement d’Urgence. Nous, on l’appelle l’Uche. En ce moment, on est près de 400 chaque soir. Bonjour l’ambiance !
Quatre cents clochards sous le même toit. Il ne pouvait pas rêver mieux, c’est-à-dire pire. Il y en aurait bien un qui le reconnaîtrait et lui donnerait des informations sur Victor Janusz. Bernard agita le cubi d’un air dépité.
— T’as pas des ronds pour qu’on s’en achète un autre ?
— P’t’être, ouais.
— Alors, j’t’accompagne.
Il tenta de se lever mais tout ce qu’il réussit à faire, ce fut de lâcher un pet sonore. Janusz se sentit traversé par un éclair de haine. Après la peur, l’appréhension, le dégoût, il éprouvait maintenant une aversion féroce pour ces êtres dégénérés.
Il s’arrêta sur la violence de son sentiment. Avait-il une raison
— Y a un ED pas loin, fit Bernard, enfin debout.
Troublé, Janusz lui emboîta le pas. Il se répétait en marchant les quelques mots qu’il avait écrits à Anaïs Chatelet.
39
UNE NOUVELLE nuit blanche, ou presque.
Du sirop en guise de petit déjeuner.
Il était midi. Anaïs Chatelet roulait en direction de Biarritz avec Le Coz. Toute la nuit, elle avait supervisé le dispositif de recherche. Chaque groupe, chaque barrage était en connexion permanente avec un central installé à l’hôtel de police. Les stations-service, les refuges, les squats, la moindre planque possible avaient été retournés à Bordeaux. On avait aussi demandé aux flics de Marseille de surveiller les arrivées des gares et aérogares, au cas où Janusz aurait la nostalgie de ses origines — mais Anaïs n’y croyait pas.