Il remonta l’allée centrale. On n’y voyait pas à trois mètres mais il connaissait le décor par cœur. Pavillons de crépi gris, toits bombés, pelouses carrées. Il aurait pu envoyer un infirmier chercher le nouveau venu mais il tenait à accueillir en personne ses « clients »…
Il traversa le patio central, cadré par quelques palmiers. D’ordinaire, ces arbres, souvenirs des Antilles, lui procuraient une bouffée d’optimisme. Pas cette nuit. La chape de froid et d’humidité était la plus forte. Il parvint au portail d’entrée, esquissa un signe vers le gardien et franchit le seuil de l’enceinte. Les flics arrivaient. Le gyrophare tournait lentement, en silence, tel un fanal aux confins du monde.
Freire ferma les yeux. La douleur battait sous sa paupière. Il n’accordait aucune importance à cette sensation, purement psychosomatique. Toute la journée, il soignait des souffrances mentales qui se répercutaient à travers le corps. Pourquoi pas dans son propre organisme ?
Il rouvrit les yeux. Un premier agent sortait de la voiture, accompagné d’un homme en civil. Il comprit pourquoi le toubib au téléphone avait l’air effrayé. L’amnésique était un colosse. Il devait mesurer près de deux mètres, pour plus de 130 kilos. Il portait un chapeau — un vrai Stetson de Texan — et des Santiags en lézard. Sa carrure était à l’étroit dans un manteau gris sombre. Il tenait dans ses mains un sac en plastique G20 et une enveloppe Kraft gonflée de documents administratifs.
Le flic s’avança mais Freire lui fit signe de rester où il était. Il s’approcha du cow-boy. À chaque pas, la douleur devenait plus franche, plus précise. Un muscle commençait à se contracter au coin de son œil.
— Bonsoir, fit-il quand il fut à quelques mètres de l’homme.
Pas de réponse. La silhouette ne bougeait pas, se détachant sur le halo vaporeux d’un réverbère. Freire s’adressa au flic qui se tenait en retrait, mains sur la hanche, prêt à intervenir.
— C’est bon. Vous pouvez nous laisser.
— Vous ne voulez pas qu’on vous rende compte ?
— Envoyez-moi le PV demain matin.
L’agent s’inclina, recula, puis disparut dans la voiture qui à son tour se fondit dans la brume.
Les deux hommes restèrent face à face, séparés seulement par quelques lambeaux de vapeur.
— Je suis le docteur Mathias Freire, dit-il enfin. Je suis responsable des urgences de l’hôpital.
— Vous allez vous occuper de moi ?
La voix grave était éteinte. Freire ne distinguait pas nettement les traits que dissimulait l’ombre du Stetson. L’homme paraissait avoir la tête d’un géant de dessins animés. Nez en trompette, bouche d’ogre, menton lourd.
— Comment vous vous sentez ?
— Il faut s’occuper de moi.
— Vous voulez bien me suivre ?
Il ne bougea pas.
— Suivez-moi, fit Freire en tendant le bras. On va vous aider.
Le visiteur recula par réflexe. Un rayon de lumière le toucha. Freire eut confirmation de ce qu’il avait entrevu. Un visage à la fois enfantin et disproportionné. Le gars devait avoir la cinquantaine. Des touffes de cheveux argentés sortaient de son chapeau.
— Venez. Tout va bien se passer.
Freire avait pris son ton le plus convaincant. Les malades mentaux possèdent une hyperacuité affective. Ils sentent tout de suite si on les manipule. Pas question de jouer au plus fin avec eux. Tout se passe
L’amnésique se décida à avancer. Freire pivota, mains dans les poches, l’air détaché, et reprit le chemin de l’hôpital. Il s’efforçait de ne pas regarder derrière lui — façon de montrer qu’il avait confiance.
Ils marchèrent jusqu’au portail. Mathias respirait par la bouche, avalant l’air froid et détrempé comme on suce des glaçons. Il éprouvait une fatigue immense. Le manque de sommeil, le brouillard, mais surtout ce sentiment d’impuissance, récurrent, face à la folie qui tous les jours multipliait ses visages…
Que lui réservait ce nouvel arrivant ? Que pourrait-il faire pour lui ? Freire se dit qu’il n’avait qu’une faible chance d’en savoir plus sur son passé. Et une chance plus faible encore de le guérir…
Être psychiatre, c’était ça.
Écoper une barque qui coule avec un dé à coudre.
2
IL ÉTAIT 9 heures du matin quand il monta dans sa voiture — un break Volvo déglingué qu’il avait acheté d’occasion à son arrivée à Bordeaux, un mois et demi plus tôt. Il aurait pu rentrer chez lui à pied — il habitait à moins d’un kilomètre — mais il avait pris l’habitude de se laisser rouler, au volant de sa guimbarde.
Le Centre hospitalier spécialisé Pierre-Janet était situé au sud-ouest de la ville, non loin du groupe hospitalier Pellegrin. Freire habitait le quartier Fleming, entre Pellegrin et la cité universitaire, à l’exacte frontière de Bordeaux, Pessac et Talence. Son quartier était une zone anonyme de maisons roses aux toits de tuiles, toutes identiques, avec haies taillées et petits jardins pour le côté « propriété privée ». Un bonheur à taille humaine, qui se répétait au fil des allées, comme des jouets désuets sur une chaîne industrielle.