Les premières femmes transférées arrivaient maintenant à la ville et l’on me dit qu’en qualité d’homme non marié, je pouvais en choisir une comme compagne provisoire. Je résistai d’abord à cette idée, parce qu’elle me répugnait, à parler franc. Il me semblait qu’une liaison même purement charnelle devait entraîner un certain partage d’émotions. Mais chaque fois que je me trouvais en ville, ainsi que d’autres hommes libres, on nous encourageait à lier connaissance avec les filles, dans une salle de loisirs réservée à cet usage. Je jugeais ces réunions embarrassantes et humiliantes, au début, puis je m’y habituais et mes inhibitions finirent par disparaître.
Avec le temps, une fille appelée Dorita et moi nous découvrîmes des goûts communs. Bientôt on nous attribua un logement privé. Bien des choses nous séparaient, mais ses efforts pour parler l’anglais étaient charmants et elle paraissait aimer ma compagnie. Elle fut bientôt enceinte et entre mes missions topographiques, j’observais les progrès de sa grossesse.
Si lents, si incroyablement lents.
Je finis par m’irriter de plus en plus de la marche d’escargot de la ville. Selon mon échelle temporelle subjective, deux cent cinquante à trois cents kilomètres s’étaient écoulés depuis que j’étais devenu membre de la guilde du Futur. Pourtant la ville était toujours en vue des collines que nous avions franchies à l’époque des attaques.
Je fis une demande de transfert à une autre guilde. Malgré la vie facile du futur, j’avais l’impression que le temps fuyait mortellement pour moi. Je travaillai durant quelques kilomètres avec la guilde de la Traction et ce fut pendant cette période que Dorita accoucha. Des jumeaux : garçon et fille. Il y eut des fêtes… mais je m’aperçus que la vie de la ville me contrariait encore sous un autre aspect. J’avais travaillé avec Jase qui en un temps avait été plus âgé que moi de plusieurs kilomètres. À présent, il était plus jeune et il ne nous restait que peu de choses en commun.
Après la naissance des enfants, Dorita quitta la ville et je rejoignis ma propre guilde.
Comme tous les Futurs de la guilde que j’avais connus pendant mon apprentissage, je devenais un inadapté social. Je préférais ma propre compagnie et savourais ces heures volées dans le nord. Entre les murs, j’étais mal à l’aise. Je m’intéressais maintenant au dessin, mais je n’en parlais guère. J’accomplissais le travail de la guilde le plus vite et le mieux possible, puis je m’en allais tout seul dans le monde du nord, prenant des croquis, m’efforçant de traduire par des dessins au trait l’impression d’un pays où le temps s’arrêtait presque.
J’observais de loin la cité et la voyais comme étrangère, étrangère à ce monde, et même à moi. Kilomètre après kilomètre, elle se traînait, sans jamais trouver, ni même chercher, un lieu de repos définitif.
QUATRIÈME PARTIE
1
Elle attendait sous le porche de l’église pendant que la discussion se poursuivait à l’autre bout de la place. Derrière elle, dans l’atelier provisoire, le prêtre et deux aides travaillaient patiemment à restaurer la statue en plâtre de la Vierge Marie. L’église était fraîche, et, malgré le plafond en partie écroulé, propre et reposante. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se trouver là, mais c’était l’instinct qui l’avait poussée vers l’intérieur à l’arrivée des deux hommes.
Elle les observait pendant qu’ils parlaient avec animation à Luiz Carvalho, qui s’était nommé lui-même chef du village, et à une poignée d’autres hommes. En d’autres temps, le prêtre aurait peut-être assumé la responsabilité de la communauté, mais le père Dos Santos était un nouveau venu, tout comme elle-même.
Les hommes étaient venus à cheval par le lit desséché du cours d’eau, laissant paître leurs montures pendant qu’ils discutaient. Elle était trop loin pour entendre les mots échangés, mais il lui semblait bien qu’un marché était en cours. Les hommes du village s’exprimaient avec volubilité, affectant de ne pas être intéressés, mais elle savait que si leur attention n’avait pas été retenue, ils n’auraient pas continué à bavarder. Elle, c’étaient les cavaliers qui l’intéressaient. Il était clair qu’ils n’appartenaient à aucun des villages des environs. Leur apparence contrastait de façon frappante avec celle des villageois. Chacun d’eux portait une cape noire, un pantalon bien ajusté et des bottes de cuir. Leurs chevaux avaient des selles, ils étaient visiblement bien soignés et bien que leurs larges fontes fussent lourdement chargées de matériel, ils ne manifestaient aucune fatigue. Pas un cheval de la région n’était en aussi bonne condition.
Sa curiosité commençait à prendre le pas sur l’instinct, aussi s’approcha-t-elle pour apprendre directement de quoi il était question. Toutefois les négociations paraissaient terminées car les hommes du village se détournèrent tandis que les deux autres revenaient près de leurs montures.