Au cours d’un débat, j’entendis prononcer pour la première fois le mot « Terminateur ». On expliqua que les Terminateurs étaient un groupe de personnes activement opposées au déplacement continuel de la cité et décidées à le faire cesser. Autant qu’on le sache, ce n’étaient pas des militants et ils n’entreprendraient aucune action violente. Mais ils comptaient des partisans de plus en plus nombreux dans la ville, aussi organisa-t-on un programme d’instruction complémentaire pour mettre en lumière la nécessité du mouvement de la structure vers le nord.
Lors de l’assemblée suivante du Conseil, il y eut une intervention violente : un groupe fit irruption dans la salle pour tenter de s’emparer de la tribune. Je ne fus pas surpris de voir Victoria parmi les émeutiers.
Après une bruyante querelle les Navigateurs firent appel à la milice et la réunion fut ajournée.
Cette violence eut cependant l’effet souhaité par le Mouvement Terminateur : les réunions des Navigateurs furent de nouveau interdites au public. La bipolarisation de l’opinion publique dans la cité s’accentua. Les Terminateurs avaient un nombre considérable de partisans, mais aucun pouvoir réel.
Quelques incidents se produisirent. Un câble fut coupé en des circonstances mystérieuses et un Terminateur tenta un jour de haranguer la main-d’œuvre indigène pour inciter les embauchés à regagner leurs villages… Pourtant, dans l’ensemble, le Mouvement Terminateur n’était guère qu’une épine agaçante au flanc des Navigateurs.
L’instruction complémentaire était bien suivie. Une série de conférences fut organisée, dans le but d’expliquer les dangers particuliers à ce monde, et beaucoup de gens y assistèrent avec intérêt. Le dessin de l’hyperbole fut adopté comme emblème de la ville et les membres des guildes en ornèrent leurs manteaux, le cousant à l’intérieur du cercle figurant sur leur poitrine.
Je ne sais si les citoyens ordinaires comprenaient bien les exposés… j’entendais bien des discussions sur ce sujet, mais l’influence des Terminateurs nuisait peut-être à la crédibilité du programme d’enseignement. Les citadins avaient trop longtemps été amenés à considérer leur monde comme identique à la planète Terre. La vérité, même comprise en théorie, était trop dure à admettre sur le plan émotionnel : mieux valait écouter les Terminateurs.
Malgré tout, la ville continuait à se mouvoir lentement vers le nord. Parfois j’interrompais mon travail et j’imaginais la cité comme un minuscule point de matière sur un monde étranger. Je la considérais comme un objet imaginaire d’un univers qui s’efforcerait de survivre dans un autre ; comme une ville très peuplée qui chercherait à s’accrocher au flanc d’une côte à quarante-cinq degrés, luttant contre une marée terrestre, à l’aide de quelques minces brins de câble.
Avec le retour à un environnement plus stable, les travaux topographiques du futur devenaient pure routine.
Pour nous faciliter la tâche, on avait divisé le terrain au nord de la cité en plusieurs segments irradiant de cinq degrés en cinq degrés à partir de l’optimum. En des circonstances normales, la cité n’aurait pas cherché de route déviant de plus de quinze degrés du nord vrai, mais notre nouvelle capacité de mouvement nous permettait une souplesse accrue.
Notre méthode était simple. Les topographes partaient à cheval au nord de la ville – seuls, ou s’ils le préféraient, par équipes de deux – et relevaient minutieusement le secteur qui leur était confié. Nous disposions de tout notre temps.
En de nombreuses occasions, je me sentis très attiré par le sentiment de liberté qu’on éprouvait dans le nord… Blayne m’affirma que ce sentiment était partagé par la plupart des Futurs. Pourquoi se hâter de rentrer lorsqu’une journée passée à paresser au bord d’une rivière ne gaspillait que quelques minutes du temps de la cité ?
Toutefois il y avait un certain prix à payer pour les heures passées dans le nord, bien qu’il me parût négligeable au début. Mais un jour j’en notai les effets sur moi. Une journée de flânerie dans le nord était une journée de ma vie. En cinquante jours, je vieillissais de l’équivalent de cinq kilomètres dans la ville, mais les citadins n’avaient vieilli que de quatre jours. Au début, je n’y prêtais pas attention – nos retours à la ville étaient si fréquents que je ne voyais et ne sentais aucune différence. Mais à la longue, les gens que j’avais connus : Victoria, Jase, Malchuskin – ne paraissaient toujours pas changer d’âge. Or, en m’apercevant un jour dans un miroir, je vis les effets de la distorsion temporelle sur ma personne.
Je n’avais pas envie de m’unir de façon permanente à une autre femme. Les idées de Victoria selon lesquelles les mœurs de la cité devaient finalement amener l’échec de toute union me semblaient plus pertinentes chaque fois que j’y songeais.