Peut-être étais-je l’héritier de ce fanatisme, car j’avais maintenant l’impression d’être le seul à conserver le sens de la nécessité de survie de la ville. À mes yeux, la construction du pont la matérialisait, si désespérée que pût paraître la tâche.
Je rencontrai Gelman Jase dans un couloir. Il était à présent plus jeune que moi de bien des kilomètres subjectifs, parce qu’il ne s’était rendu que rarement dans le nord.
— Où vas-tu ? me demanda-t-il.
— Dans le nord. La ville n’a rien à m’offrir pour le moment.
— Tu ne vas donc pas à la réunion ?
— Laquelle ?
— Celle des Terminateurs.
— Tu y vas ?
Ma voix devait trahir ma désapprobation, car il était sur la défensive en me répondant :
— Oui. Pourquoi pas ? C’est la première fois qu’ils s’expriment ouvertement.
— Es-tu de leur avis ?
— Non, mais je tiens à savoir ce qu’ils ont à dire.
— Et s’ils te persuadent ?
— C’est peu probable.
— Alors pourquoi y aller ?
— As-tu donc l’esprit complètement fermé, Helward ? me demanda Jase.
J’allais protester, mais je me tus. C’était exact.
— Ne crois-tu pas à la possibilité d’autres points de vue ? insista Jase.
— Si. Mais il n’y a pas à discuter de la question du pont. Ils sont dans l’erreur et tu le sais aussi bien que moi.
— Le fait qu’un homme se trompe ne signifie pas qu’il soit idiot.
— Gelman, tu es descendu dans le passé. Tu sais ce qui s’y produit. Tu sais que la ville y serait entraînée par le mouvement du terrain. Il n’y a donc aucun doute sur la décision à prendre.
— Je sais. Mais ils ont l’appui du fort pourcentage de la population. Nous devons, les écouter.
— Ce sont les ennemis de la sécurité de la ville.
— D’accord… mais pour vaincre l’ennemi, on doit d’abord le connaître. Je vais à leur réunion parce qu’ils vont pour la première fois exposer leurs idées en public. Je veux savoir devant quoi je me trouve. Si nous devons traverser sur ce pont, ce sont les gens comme moi qui en auront la responsabilité. Si les Terminateurs ont une solution de remplacement, je veux les entendre. Sinon, je veux en être informé.
— Je vais dans le nord, dis-je.
Jase secoua la tête. On discuta encore un peu, puis on se rendit à la réunion.
Les travaux de reconstruction de la crèche avaient été interrompus depuis des kilomètres. Les décombres avaient été déblayés, laissant à nu la vaste base métallique de la ville, ouverte sur la campagne, de trois côtés. À la partie nord de cette zone, devant la masse de la ville, on avait effectué quelques réparations et les façades de bois constituaient un fond convenable pour les orateurs qui se plaçaient sur une petite estrade pour haranguer la foule.
Quand j’arrivai avec Jase, à la sortie du dernier bâtiment, pour m’engager sur l’espace libre, une foule considérable était déjà amassée. Je fus surpris de son importance, car la population résidente se trouvait fort réduite, du fait du grand nombre d’hommes recrutés pour travailler au pont. À première vue, il me parut y avoir trois ou quatre cents personnes autour de l’estrade.
Un orateur – en qui je reconnus un des synthétistes alimentaires – avait déjà entamé son discours et l’assistance écoutait assez passivement. L’essentiel de l’allocution consistait en une description du pays que traversait en ce moment la ville.
— Le sol est riche et il y a de fortes probabilités que nous puissions cultiver nos propres produits. Il y a de l’eau en abondance, aussi bien ici que plus au nord. (Des rires.) Le climat est agréable. Les indigènes ne sont pas hostiles, et il n’est nullement nécessaire que nous en fassions des ennemis…
Après quelques minutes, il descendit de l’estrade parmi les applaudissements. Sans préambule, l’orateur suivant s’avança… c’était Victoria.
— Peuple de la cité, nous voici devant une nouvelle crise amenée sur nous par le Conseil des Navigateurs. Depuis des milliers de kilomètres, nous voyageons à travers ce pays ; nous accomplissons les actes les plus inhumains pour nous maintenir en vie. Notre façon de rester vivants, c’est de nous déplacer vers le nord. Derrière nous… (Elle agita le bras pour désigner la vaste étendue des terres au sud de l’estrade.)… s’est écoulée toute cette période de notre existence. Devant nous, il paraît qu’il y a un fleuve. Un fleuve que nous devons traverser pour continuer à survivre en sécurité. Mais ce qu’il y a de l’autre côté de ce fleuve, ils ne nous le disent pas, parce qu’ils l’ignorent…
Victoria parla longtemps et j’avoue que, dès ses premiers mots, j’avais eu un préjugé défavorable envers elle. Je ne voyais dans ses propos que basse rhétorique, mais cela plaisait à la foule. Sans doute n’étais-je pas aussi indifférent que je le pensais car lorsqu’elle fit le tableau de la construction du pont et accusa l’entreprise d’avoir causé la mort de bien des hommes, je m’avançai pour protester. Jase me retint par le bras.
— Helward… n’y va pas.
— Elle dit des idioties, fis-je.