Que, le long du grand cercle, elle avait traversé l’Asie et l’Europe. Que nous nous trouvions maintenant au bord extrême de l’Europe et que devant nous s’étendait un océan large de plusieurs milliers de kilomètres.
Elle dit encore… et les gens l’écoutaient…
Elle acheva son discours. Jase fendit la foule lentement pour s’approcher d’elle.
Je retournai vers la porte d’accès au reste de la ville. Je passai à quelques pas de l’estrade et Elisabeth m’aperçut.
Elle m’appela :
— Helward !
Je ne bronchai pas et me frayai un passage dans la foule vers l’intérieur de la ville. Je descendis un étage, pris le passage sombre sous la structure et émergeai de nouveau à la lumière du jour.
Je pris la direction du nord, marchant entre les voies et les câbles.
4
Une demi-heure après, j’entendis les pas d’un cheval et je me retournai. Elisabeth arriva à ma hauteur.
— Où allez-vous ? me demanda-t-elle.
— Je retourne au pont.
— Mais non. C’est inutile. La guilde de la Traction a débranché le générateur de champ.
Je lui désignai le soleil :
— Et ceci est maintenant une sphère ?
— Oui.
Je poursuivis mon chemin.
Elisabeth me répéta ce qu’elle m’avait déjà dit. Elle me supplia d’entendre raison. Elle insista, prétendant sans cesse que seule ma perception du monde était inexacte. Je gardai le silence.
Elle n’était pas descendue dans le passé. Elle ne s’était jamais éloignée de la ville que de quelques kilomètres au nord ou au sud. Elle n’avait pas été avec moi quand j’avais constaté les réalités de ce monde.
Était-ce ma seule perception qui avait changé les proportions physiques de Rosario et de Caterina ? Nos corps s’étaient noués dans l’étreinte sexuelle… je connaissais les effets réels de cette perception. Était-ce la perception du bébé qui lui avait fait rejeter le lait de Rosario ? Était-ce encore ma seule façon de percevoir qui avait fait craquer les vêtements des femmes alors que leurs corps se déformaient en dessous ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit avant ce que vous venez de révéler dans la ville ? lui demandai-je.
— Parce qu’alors je ne le savais pas. Il fallait que je retourne en Angleterre. Et voulez-vous que je vous dise ? Personne en Angleterre n’était intéressé. J’ai cherché quelqu’un, n’importe qui, pour s’intéresser à vous et à votre ville… mais personne ne s’en souciait. Il se passe des tas de choses dans ce monde… des changements importants et passionnants interviennent. Personne ne veut entendre parler de la cité et de son peuple.
— Vous êtes pourtant revenue, dis-je.
— J’avais vu votre ville de mes propres yeux. Je savais ce que vous envisagiez, vous et les autres. Il fallait bien que je me renseigne sur Destaine… que quelqu’un m’explique ce qu’est la translatération. Maintenant, elle fait partie de la technologie la plus quotidienne, la plus morne, mais j’ignorais comment elle fonctionnait.
— C’est assez évident.
— Que voulez-vous dire ?
— Si le générateur est débranché, comme vous le prétendez, alors il n’y a plus de problème. Il me suffit de regarder le soleil et de me répéter que c’est une sphère, même s’il ressemble à tout autre chose.
— Mais ce n’est que votre manière de percevoir, dit-elle.
— Et je perçois que vous êtes dans l’erreur. Je sais ce que je vois.
— Mais non !
Quelques minutes après, une foule d’hommes nous croisa, allant au sud vers la ville. La plupart d’entre eux portaient les quelques effets qu’ils avaient pris avec eux à l’emplacement du pont. Aucun d’eux ne nous salua.
J’allongeai le pas, m’efforçant de semer Elisabeth. Elle me suivit, menant sa monture par la bride.
Le chantier était désert. J’allai jusqu’au pont. Au-dessous de moi, l’eau était calme et claire, bien que de petites vagues vinssent encore se briser sur la rive derrière moi.
Je me retournai. Elisabeth se tenait au bord de l’eau et m’observait. Je la regardai quelques secondes, puis je me baissai pour ôter mes bottes. Je m’éloignai d’elle, jusqu’au bout du pont.
Je contemplai le soleil. Il plongeait vers l’horizon au nord-est. Il était beau à sa manière. Une forme gracieuse et énigmatique, beaucoup plus plaisante du point de vue esthétique qu’une simple sphère. Mon seul regret était de n’avoir jamais réussi à le dessiner correctement.
Je plongeai du pont, la tête la première. L’eau était froide, mais ce n’était pas désagréable. Dès que j’eus refait surface, une vague me repoussa contre la pile de pont la plus proche et je m’en écartai d’un battement de pieds. À grands coups réguliers, je nageai vers le nord.
J’étais curieux de savoir si Elisabeth me suivait toujours des yeux. Je me tournai sur le dos pour faire la planche. Elle s’était éloignée de la crête et avançait maintenant lentement, à cheval, sur la surface inégale du pont. Quand elle arriva à l’extrémité, elle fit halte.
Je continuai à me maintenir sur l’eau, à petits coups, pour voir si elle m’adresserait un signe. Bien campée sur sa selle, elle regardait dans ma direction.
Le soleil la baignait d’une chaude lumière jaune, en contraste brutal avec le fond de ciel bleu profond derrière elle.