Plus d’une fois Valentine avait songé à tout dire à sa grand-mère, et elle n’eût pas hésité un seul instant si Maximilien Morrel s’était appelé Albert de Morcerf ou Raoul de Château-Renaud; mais Morrel était d’extraction plébéienne, et Valentine savait le mépris que l’orgueilleuse marquise de Saint-Méran avait pour tout ce qui n’était point de race. Son secret avait donc toujours, au moment où il allait se faire jour, été repoussé dans son cœur par cette triste certitude qu’elle le livrerait inutilement, et qu’une fois ce secret connu de son père et de sa belle-mère, tout serait perdu.
Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi. Mme de Saint-Méran dormait d’un sommeil ardent et agité. On annonça le notaire.
Quoique cette annonce eût été faite très bas, Mme de Saint-Méran se souleva sur son oreiller.
«Le notaire? dit-elle; qu’il vienne, qu’il vienne!»
Le notaire était à la porte, il entra.
«Va-t’en, Valentine, dit Mme de Saint-Méran, et laisse-moi avec monsieur.
– Mais, ma mère…
– Va, va.»
La jeune fille baisa son aïeule au front et sortit, le mouchoir sur les yeux. À la porte elle trouva le valet de chambre, qui lui dit que le médecin attendait au salon. Valentine descendit rapidement. Le médecin était un ami de la famille, et en même temps un des hommes les plus habiles de l’époque: il aimait beaucoup Valentine, qu’il avait vue venir au monde. Il avait une fille de l’âge de Mlle de Villefort à peu près, mais née d’une mère poitrinaire; sa vie était une crainte continuelle à l’égard de son enfant.
«Oh! dit Valentine, cher monsieur d’Avrigny, nous vous attendions avec bien de l’impatience. Mais avant toute chose, comment se portent Madeleine et Antoinette?»
Madeleine était la fille de M. d’Avrigny, et Antoinette sa nièce.
M. d’Avrigny sourit tristement.
«Très bien Antoinette, dit-il; assez bien Madeleine. Mais vous m’avez envoyé chercher, chère enfant? dit-il. Ce n’est ni votre père, ni Mme de Villefort qui est malade? Quant à nous, quoiqu’il soit visible que nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos nerfs, je ne présume pas que vous ayez besoin de moi autrement que pour que je vous recommande de ne pas trop laisser notre imagination battre la campagne?»
Valentine rougit; M. d’Avrigny poussait la science de la divination presque jusqu’au miracle, car c’était un de ces médecins qui traitent toujours le physique par le moral.
«Non, dit-elle, c’est pour ma pauvre grand-mère. Vous savez le malheur qui nous est arrivé, n’est-ce pas?
– Je ne sais rien, dit d’Avrigny.
– Hélas! dit Valentine en comprimant ses sanglots, mon grand-père est mort.
– M. de Saint-Méran?
– Oui.
– Subitement?
– D’une attaque d’apoplexie foudroyante.
– D’une apoplexie? répéta le médecin.
– Oui. De sorte que ma pauvre grand-mère est frappée de l’idée que son mari, qu’elle n’avait jamais quitté, l’appelle, et qu’elle va aller le rejoindre. Oh! monsieur d’Avrigny, je vous recommande bien ma pauvre grand-mère!
– Où est-elle?
– Dans sa chambre avec le notaire.
– Et M. Noirtier?
– Toujours le même, une lucidité d’esprit parfaite, mais la même immobilité, le même mutisme.
– Et le même amour pour vous, n’est-ce pas, ma chère enfant?
– Oui, dit Valentine en soupirant, il m’aime bien, lui.
– Qui ne vous aimerait pas?»
Valentine sourit tristement.
«Et qu’éprouve votre grand-mère?
– Une excitation nerveuse singulière, un sommeil agité et étrange; elle prétendait ce matin que, pendant son sommeil, son âme planait au-dessus de son corps qu’elle regardait dormir: c’est du délire; elle prétend avoir vu un fantôme entrer dans sa chambre et avoir entendu le bruit que faisait le prétendu fantôme en touchant à son verre.
– C’est singulier, dit le docteur, je ne savais pas Mme de Saint-Méran sujette à ces hallucinations.
– C’est la première fois que je l’ai vue ainsi, dit Valentine, et ce matin elle m’a fait grand-peur, je l’ai crue folle; et mon père, certes, monsieur d’Avrigny, vous connaissez mon père pour un esprit sérieux, eh bien, mon père lui-même a paru fort impressionné.
– Nous allons voir, dit M. d’Avrigny; ce que vous me dites là me semble étrange.»
Le notaire descendait; on vint prévenir Valentine que sa grand-mère était seule.
«Montez, dit-elle au docteur.
– Et vous?
– Oh! moi, je n’ose, elle m’avait défendu de vous envoyer chercher; puis, comme vous le dites, moi-même, je suis agitée, fiévreuse, mal disposée, je vais faire un tour au jardin pour me remettre.»
Le docteur serra la main à Valentine, et tandis qu’il montait chez sa grand-mère, la jeune fille descendit le perron.
Nous n’avons pas besoin de dire quelle portion du jardin était la promenade favorite de Valentine. Après avoir fait deux ou trois tours dans le parterre qui entourait la maison, après avoir cueilli une rose pour mettre à sa ceinture ou dans ses cheveux, elle s’enfonçait sous l’allée sombre qui conduisait au banc, puis du banc elle allait à la grille.