– Aussi n’eus-je point un instant l’idée de le garder. Mais je savais qu’il existait à Paris un hospice où on reçoit ces pauvres créatures. En passant à la barrière, je déclarai avoir trouvé cet enfant sur la route et je m’informai. Le coffre était là qui faisait foi; les langes de batiste indiquaient que l’enfant appartenait à des parents riches; le sang dont j’étais couvert pouvait aussi bien appartenir à l’enfant qu’à tout autre individu. On ne me fit aucune objection; on m’indiqua l’hospice, qui était situé tout au bout de la rue d’Enfer, et, après avoir pris la précaution de couper le lange en deux, de manière qu’une des deux lettres qui le marquaient continuât d’envelopper le corps de l’enfant, je déposai mon fardeau dans le tour, je sonnai et je m’enfuis à toutes jambes. Quinze jours après, j’étais de retour à Rogliano, et je disais à Assunta:
« – Console-toi, ma sœur; Israël est mort, mais je l’ai vengé.
«Alors elle me demanda l’explication de ces paroles, et je lui racontai tout ce qui s’était passé.
« – Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rapporter cet enfant, nous lui eussions tenu lieu des parents qu’il a perdus, nous l’eussions appelé Benedetto, et en faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis effectivement.
«Pour toute réponse je lui donnai la moitié de lange que j’avais conservée, afin de faire réclamer l’enfant si nous étions plus riches.
– Et de quelles lettres était marqué ce lange? demanda Monte-Cristo.
– D’un H et d’un N surmontés d’un tortil de baron.
– Je crois, Dieu me pardonne! que vous vous servez de termes de blason, monsieur Bertuccio! Où diable avez-vous fait vos études héraldiques?
– À votre service, monsieur le comte, où l’on apprend toutes choses.
– Continuez, je suis curieux de savoir deux choses.
– Lesquelles, monseigneur?
– Ce que devint ce petit garçon; ne m’avez-vous pas dit que c’était un petit garçon, monsieur Bertuccio?
– Non, Excellence; je ne me rappelle pas avoir parlé de cela.
– Ah! je croyais avoir entendu, je me serai trompé.
– Non, vous ne vous êtes pas trompé, car c’était effectivement un petit garçon; mais Votre Excellence désirait, disait-elle, savoir deux choses: quelle est la seconde?
– La seconde était le crime dont vous étiez accusé quand vous demandâtes un confesseur, et que l’abbé Busoni alla vous trouver sur cette demande dans la prison de Nîmes.
– Peut-être ce récit sera-t-il bien long, Excellence.
– Qu’importe? il est dix heures à peine, vous savez que je ne dors pas, et je suppose que de votre côté vous n’avez pas grande envie de dormir.»
Bertuccio s’inclina et reprit sa narration.
«Moitié pour chasser les souvenirs qui m’assiégeaient, moitié pour subvenir aux besoins de la pauvre veuve, je me remis avec ardeur à ce métier de contrebandier, devenu plus facile par le relâchement des lois qui suit toujours les révolutions. Les côtes du Midi, surtout, étaient mal gardées, à cause des émeutes éternelles qui avaient lieu, tantôt à Avignon, tantôt à Nîmes, tantôt à Uzès. Nous profitâmes de cette espèce de trêve qui nous était accordée par le gouvernement pour lier des relations avec tout le littoral. Depuis l’assassinat de mon frère dans les rues de Nîmes, je n’avais pas voulu rentrer dans cette ville. Il en résulta que l’aubergiste avec lequel nous faisions des affaires, voyant que nous ne voulions plus venir à lui, était venu à nous et avait fondé une succursale de son auberge sur la route de Bellegarde à Beaucaire, à l’enseigne du
– De la philosophie, monsieur Bertuccio! interrompit le comte; mais vous avez donc fait un peu de tout dans votre vie?