– Comment! s’écria Monte-Cristo, c’est M. de Villefort…
– Votre excellence le connaît?
– L’ancien procureur du roi de Nîmes?
– Oui.
– Qui avait épousé la fille du marquis de Saint-Méran?
– Oui.
– Et qui avait dans le barreau la réputation du plus honnête, du plus sévère, du plus rigide magistrat.
– Eh bien, monsieur, s’écria Bertuccio, cet homme à la réputation irréprochable…
– Oui.
– C’était un infâme.
– Bah! dit Monte-Cristo, impossible.
– Cela est pourtant comme je vous le dis.
– Ah! vraiment! dit Monte-Cristo, et vous en avez la preuve?
– Je l’avais du moins.
– Et vous l’avez perdue, maladroit?
– Oui; mais en cherchant bien on peut la retrouver.
– En vérité! dit le comte, contez-moi cela, monsieur Bertuccio, car cela commence véritablement à m’intéresser.»
Et le comte, en chantonnant un petit air de la
Bertuccio resta debout devant lui.
XLIV. La vendetta
«D’où monsieur le comte désire-t-il que je reprenne les choses? demanda Bertuccio.
– Mais d’où vous voudrez, dit Monte-Cristo puisque je ne sais absolument rien.
– Je croyais cependant que M. l’abbé Busoni avait dit à Votre Excellence…
– Oui, quelques détails sans doute, mais sept ou huit ans ont passé là-dessus, et j’ai oublié tout cela.
– Alors je puis donc, sans crainte d’ennuyer Votre Excellence…
– Allez, monsieur Bertuccio, allez, vous me tiendrez lieu de journal du soir.
– Les choses remontent à 1815.
– Ah! ah! fit Monte-Cristo, ce n’est pas hier, 1815.
– Non, monsieur, et cependant les moindres détails me sont aussi présents à la mémoire que si nous étions seulement au lendemain. J’avais un frère, un frère aîné, qui était au service de l’empereur. Il était devenu lieutenant dans un régiment composé entièrement de Corses. Ce frère était mon unique ami; nous étions restés orphelins, moi à cinq ans, lui à dix-huit, il m’avait élevé comme si j’eusse été son fils. En 1814, sous les Bourbons, il s’était marié; l’Empereur revint de l’île d’Elbe, mon frère reprit aussitôt du service, et, blessé légèrement à Waterloo, il se retira avec l’armée derrière la Loire.
– Mais c’est l’histoire des Cent-Jours que vous me faites là, monsieur Bertuccio, dit le comte, et elle est déjà faite, si je ne me trompe.
– Excusez-moi, Excellence, mais ces premiers détails sont nécessaires, et vous m’avez promis d’être patient.
– Allez! allez! je n’ai qu’une parole.
– Un jour, nous reçûmes une lettre, il faut vous dire que nous habitions le petit village de Rogliano, à l’extrémité du cap Corse: cette lettre était de mon frère; il nous disait que l’armée était licenciée et qu’il revenait par Châteauroux, Clermont-Ferrand, le Puy et Nîmes; si j’avais quelque argent, il me priait de le lui faire tenir à Nîmes, chez un aubergiste de notre connaissance, avec lequel j’avais quelques relations.
– De contrebande, reprit Monte-Cristo.
– Eh! mon Dieu! monsieur le comte, il faut bien.
– Certainement, continuez donc.
– J’aimais tendrement mon frère, je vous l’ai dit, Excellence; aussi je résolus non pas de lui envoyer l’argent, mais de le lui porter moi-même. Je possédais un millier de francs, j’en laissai cinq cents à Assunta, c’était ma belle-sœur; je pris les cinq cents autres, et je me mis en route pour Nîmes. C’était chose facile, j’avais ma barque, un chargement à faire en mer; tout secondait mon projet. Mais le chargement fait, le vent devint contraire, de sorte que nous fûmes quatre ou cinq jours sans pouvoir entrer dans le Rhône. Enfin nous y parvînmes; nous remontâmes jusqu’à Arles; je laissai la barque entre Bellegarde et Beaucaire, et je pris le chemin de Nîmes.
– Nous arrivons, n’est-ce pas?
– Oui, monsieur: excusez-moi, mais, comme Votre Excellence le verra, je ne lui dis que les choses absolument nécessaires. Or, c’était le moment où avaient lieu les fameux massacres du Midi. Il y avait là deux ou trois brigands que l’on appelait Trestaillon, Truphemy et Graffan, qui égorgeaient dans les rues tous ceux qu’on soupçonnait de bonapartisme. Sans doute, monsieur le comte a entendu parler de ces assassinats?
– Vaguement, j’étais fort loin de la France à cette époque. Continuez.
– En entrant à Nîmes, on marchait littéralement dans le sang; à chaque pas on rencontrait des cadavres: les assassins, organisés par bandes, tuaient, pillaient et brûlaient.
«À la vue de ce carnage, un frisson me prit, non pas pour moi; moi, simple pêcheur corse, je n’avais pas grand-chose à craindre; au contraire, ce temps-là, c’était notre bon temps, à nous autres contrebandiers, mais pour mon frère, pour mon frère soldat de l’Empire, revenant de l’armée de la Loire avec son uniforme et ses épaulettes, et qui par conséquent, avait tout à craindre.
«Je courus chez notre aubergiste. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé: mon frère était arrivé la veille à Nîmes, et à la porte même de celui à qui il venait demander l’hospitalité, il avait été assassiné.