– Tu es un bon petit, Momo. Non, mais tu pourras lui faire des visites. Seulement, bientôt, elle ne te reconnaîtra plus…
Il a essayé de parler d'autre chose.
– Et à propos, qu'est-ce que tu vas devenir, Momo? Tu ne peux pas vivre seul.
– Vous en faites pas pour moi. Je connais des tas de putes, à Pigalle. J'ai déjà reçu plusieurs propositions.
Le docteur Katz a ouvert la bouche, il m'a regardé, il a avalé et puis il a soupiré, comme ils le font tous. Moi je réfléchissais. Il fallait gagner du temps, c'est toujours la chose à faire.
– Écoutez, docteur Katz, n'appelez pas l'hôpital. Donnez-moi encore quelques jours. Peut-être qu'elle va mourir toute seule. Et puis, il faut que je m'arrange. Sans ça, ils vont me verser à l'Assistance.
Il a soupiré encore. Ce mec-là, chaque fois qu'il respirait, c'était pour soupirer. J'en avais ma claque des mecs qui soupirent. Il m'a regardé, mais autrement.
– Tu n'as jamais été un enfant comme les autres, Momo. Et tu ne seras jamais un homme comme les autres, j'ai toujours su ça.
– Merci, docteur Katz. C'est gentil de me dire ça.
– Je le pense vraiment. Tu seras toujours très différent.
J'ai réfléchi un moment.
– C'est peut-être parce que j'ai eu un père psychiatrique.
Le docteur Katz parut malade, tellement il avait l'air pas bien.
– Pas du tout, Momo. Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire. Tu es encore trop jeune pour comprendre, mais…
– On est jamais trop jeune pour rien, docteur, croyez-en ma vieille expérience.
Il parut étonné.
– Où as-tu appris cette expression?
– C'est mon ami Monsieur Hamil qui dit toujours ça.
– Ah bon. Tu es un garçon très intelligent, très sensible, trop sensible même. J'ai souvent dit à Madame Rosa que tu ne seras jamais comme tout le monde. Quelquefois, ça fait des grands poètes, des écrivains, et quelquefois…
Il soupira.
– … et quelquefois, des révoltés. Mais rassure-toi, cela ne veut pas dire du tout que tu ne seras pas normal.
– J'espère bien que je ne serai jamais normal, docteur Katz, il n'y a que les salauds qui sont toujours normals.
– Normaux.
– Je ferai tout pour ne pas être normal, docteur…
Il s'est encore levé et j'ai pensé que c'était le moment de lui demander quelque chose, car ça commençait à me turlupiner sérieusement.
– Dites-moi, docteur, vous êtes sûr que j'ai quatorze ans? J'en ai pas vingt, trente ou quelque chose d'encore plus? D'abord on me dit dix, puis quatorze. J'aurais pas des fois beaucoup mieux? Je suis pas un nain, putain de nom? J'ai aucune envie d'être un nain, docteur, même s'ils sont normaux et différents.
Le docteur Katz sourit dans sa barbe et il était heureux de m'annoncer enfin une vraie bonne nouvelle.
– Non, tu n'es pas un nain, Momo, je t'en donne ma parole médicale. Tu as quatorze ans, mais Madame Rosa voulait te garder le plus longtemps possible, elle avait peur que tu la quittes, alors elle t'a fait croire que tu n'en avais que dix. J'aurais peut-être dû te le dire un peu plus tôt, mais…
Il sourit et ça l'a rendu encore plus triste.
– … mais comme c'était une belle histoire d'amour, je n'ai rien dit. Pour Madame Rosa, je veux bien attendre encore quelques jours, mais je pense qu'il est indispensable de la mettre à l'hôpital. Nous n'avons pas le droit d'abréger ses souffrances, comme je te l'ai expliqué. En attendant, faites-lui faire un peu d'exercice, mettez-la debout, remuez-la, faites-lui faire des petites promenades dans la chambre, parce que sans ça elle va pourrir partout et elle va faire des abcès. Il faut la remuer un peu. Deux jours ou trois, mais pas plus…
J'ai appelé un des frères Zaoum qui l'a descendu sur ses épaules.
Le docteur Katz vit encore et un jour j'irai le voir.