– J'ai seulement peur qu'on me le prenne. Remarquez, on ne peut rien prouver, pour lui. Je note ça sur un bout de papier ou je le garde dans ma tête, parce que les filles ont toujours peur que ça se sache. Les prostituées qui ont des mauvaises mœurs n'ont pas le droit à l'éducation de leurs enfants, à cause de la déchéance paternelle. On peut les tenir et les faire chanter avec ça pendant des années, elles acceptent tout plutôt que de perdre leur môme. Il y a des proxynètes qui sont des vrais maquereaux parce que personne ne veut plus faire son travail.
– Vous êtes une brave femme, Madame Rosa. Je vais vous prescrire des tranquillisants.
Je n'avais rien appris du tout. J'étais encore plus sûr qu'avant que la Juive me faisait des cachotteries mais je tenais pas tellement à savoir. Plus on connaît et moins c'est bon. Mon copain le Mahoute qui était aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystère était normal, à cause de la loi des grands nombres. Il disait qu'une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu'elle décide de le garder, est toujours menacée d'enquête administrative et il n'y a rien de pire, ça ne pardonne pas. C'est toujours la mère qui est en butte dans notre cas, parce que le père est protégé par la loi des grands nombres.
Madame Rosa avait au fond d'une valise un bout de papier qui me désignait comme Moham-med et trois kilos de pommes de terre, une livre de carottes, cent grammes de beurre, un fisch, trois cents francs, à élever dans la religion musulmane, fl y avait une date mais c'était seulement le jour où elle m'avait pris en dépôt et ça ne disait pas quand j'étais né. C'est moi qui m'occupais des autres mômes, surtout pour les torcher, car Madame Rosa avait du mal à se pencher, à cause de son poids. Elle n'avait pas de taille et les fesses chez elle allaient directement aux épaules, sans s'arrêter. Quand elle marchait, c'était un déménagement.
Tous les samedis après-midi, elle mettait sa robe bleue avec un renard et des boucles d'oreilles, elle se maquillait plus rouge que d'habitude et allait s'asseoir dans un café français, la Cou pole à Montparnasse, où elle mangeait un gâteau.
J'ai jamais torché les mômes après quatre ans parce que j'avais ma dignité et il y en avait qui faisaient exprès de chier. Mais je connais bien ces cons-là et je leur ai appris à jouer comme ça, je veux dire, à se torcher les uns les autres, je leur ai expliqué que 'c'était plus marrant que rester chacun chez soi. Ça a très bien marché et Madame Rosa m'a félicité et m'a dit que je commençais à me défendre. Je jouais pas avec les autres mômes, ils étaient trop petits pour moi, sauf pour comparer nos quéquettes et Madame Rosa était furieuse parce qu'elle avait horreur des quéquettes à cause de tout ce qu'elle avait déjà vu dans la vie. Elle continuait aussi à avoir peur des lions la nuit et c'est quand même pas croyable, lorsqu'on pense à toutes les autres raisons justes qu'on a d'avoir peur, de s'attaquer aux lions.
Madame Rosa avait des ennuis de cœur et c'est moi qui faisais le marché à cause de l'escalier. Les étages étaient pour elle ce qu'il y avait de pire. Elle sifflait de plus en plus en respirant et j'avais de l'asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu'il n'y a rien de plus contagieux que la psychologie. C'est un truc qu'on connaît pas encore. Chaque matin, j'étais heureux de voir que Madame Rosa se réveillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle.
Le plus grand ami que j'avais à l'époque était un parapluie nommé Arthur que j'ai habillé des pieds à la tête. Je lui avais fait une tête avec un chiffon vert que j'ai roulé en boule autour du manche et un visage sympa, avec un sourire et des yeux ronds, avec le rouge à lèvres de Madame Rosa. C'était pas tellement pour avoir quelqu'un à aimer mais pour faire le clown car j'avais pas d'argent de poche et j'allais parfois dans les quartiers français là où il y en a. J'avais un pardessus trop grand qui m'arrivait aux talons et je mettais un chapeau melon, je me barbouillais le visage de couleurs et avec mon parapluie Arthur, on était marrants tous les deux. Je faisais le rigolo sur le trottoir et je réussissais à ramasser jusqu'à vingt francs par jour, mais il fallait faire gaffe parce que la police a toujours un œil pour les mineurs en liberté. Arthur était habillé comme unijambiste avec un soulier de basket bleu et blanc, un pantalon, un veston à carreaux sur un cintre que je lui avais attaché avec des ficelles et je lui avais cousu un chapeau rond sur la tête. J'avais demandé à Monsieur N'Da Amé-dée de me prêter des vêtements pour mon parapluie et vous savez ce qu'il a fait? Il m'a emmené avec lui au Pull d'Or, boulevard de Belleville où c'est le plus chic et il m'a laissé choisir ce que je voulais. Je ne sais pas s'ils sont tous comme lui en Afrique, mais si oui, ils doivent manquer de rien.