– Oh! si je vous en parle, mon cher monsieur, dit Balsamo, c’est qu’il me semble encore le voir, ce pauvre Enguerrand. C’était, je vous jure, un parfait gentilhomme de Normandie, d’une très ancienne famille et d’une très noble maison. Il était chambellan de France, capitaine du Louvre, intendant des finances et des bâtiments; il était comte de Longueville, qui est comté plus considérable que celui d’Alby qui est le vôtre. Eh bien, monsieur, je l’ai vu accroché au gibet de Montfaucon qu’il avait fait construire; et, Dieu merci! ce n’est pas faute de lui avoir répété: «Enguerrand, mon cher Enguerrand, prenez garde! vous taillez dans les finances avec une largeur que Charles de Valois ne vous pardonnera pas.» Il ne m’écouta point, monsieur, et périt malheureusement. Hélas! si vous saviez combien j’en ai vu de préfets de police, depuis Ponce-Pilate, qui condamna Jésus-Christ, jusqu’à M. Bertin de Belle-Isle, comte de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, votre prédécesseur, qui a établi les lanternes et défendu les bouquets!
M. de Sartine se leva, essayant en vain de dissimuler l’agitation à laquelle il était en proie.
– Eh bien, dit-il, vous m’accuserez si vous voulez; que m’importe le témoignage d’un homme comme vous, qui ne tient à rien?
– Prenez garde, monsieur! dit Balsamo, ce sont souvent ceux qui ont l’air de ne tenir à rien qui tiennent à tout; et, lorsque j’écrirai dans tous ses détails l’histoire de ces blés accaparés à mon correspondant ou à Frédéric, qui est philosophe, comme vous savez; lorsque Frédéric se sera empressé d’écrire la chose, commentée de sa main, à M. Arouet de Voltaire; lorsque celui-ci en aura fait avec sa plume, que vous connaissez de réputation au moins, je l’espère, un petit conte drolatique dans le genre de l’
À ces mots, M. de Sartine, sans prendre garde plus longtemps au décorum, ôta sa perruque et essuya son crâne, tout ruisselant de sueur.
– Eh bien, soit, dit-il. mais tout cela n’empêchera rien. Perdez-moi si vous pouvez. Vous avez vos preuves, j’ai les miennes. Gardez votre secret, je garde la cassette.
– Eh bien, monsieur, dit Balsamo, voilà encore une profonde erreur dans laquelle je suis étonné de voir tomber un homme de votre force; cette cassette…
– Eh bien, cette cassette?
– Vous ne la garderez pas.
– Oh! s’écria M. de Sartine avec un rire ironique, c’est vrai; j’oubliais que M. le comte de Fœnix est un gentilhomme de grand chemin qui détrousse les gens à main armée. Je ne voyais plus votre pistolet, parce que vous l’avez remis dans votre poche. Excusez-moi, monsieur l’ambassadeur.
– Eh! mon Dieu! il ne s’agit pas de pistolet ici, monsieur de Sartine; vous ne croyez pas, bien certainement, que je vais, de vive force, de haute lutte, vous enlever ce coffret, pour qu’une fois sur l’escalier j’entende votre sonnette tinter et votre voix crier au voleur. Non pas! lorsque je dis que vous ne garderez pas le coffret, j’entends dire par là que vous allez, de bonne grâce et de votre pleine volonté, me le restituer vous-même.
– Moi? s’écria le magistrat en posant son poing sur l’objet en litige avec tant de force, qu’il faillit le briser.
– Oui, vous.