«Se défaire à Paris du nom de Balsamo, qui commence à être trop connu, pour prendre celui du comte de Fœ…»
Le reste du mot était enseveli dans une tache d’encre.
Au moment où M. de Sartine cherchait les syllabes absentes qui devaient composer le mot, la sonnette retentit à l’extérieur, et un valet entra annonçant:
– M. le comte de Fœnix!
M. de Sartine poussa un cri et, au risque de démolir l’édifice harmonieux de sa perruque, il joignit les mains au-dessus de sa tête et se hâta de congédier son commis par une porte dérobée.
Puis, reprenant sa place devant son bureau, il dit au valet:
– Introduisez!
Quelques secondes après, dans sa glace, M. de Sartine aperçut le profil sévère du comte que, déjà, il avait entrevu à la cour le jour de la présentation de madame du Barry.
Balsamo entra sans hésitation aucune.
M. de Sartine se leva, fit une froide révérence au comte et, croisant une jambe sur l’autre, il s’adossa cérémonieusement à son fauteuil.
Au premier coup d’œil, le magistrat avait entrevu la cause et le but de cette visite.
Du premier coup d’œil aussi, Balsamo venait d’entrevoir la cassette ouverte et à moitié vidée sur le bureau de M. de Sartine.
Son regard, si fugitivement qu’il eût passé sur le coffret, n’échappa point à M. le lieutenant de police.
– À quel hasard dois-je l’honneur de votre présence, monsieur le comte? demanda M. de Sartine.
– Monsieur, répondit Balsamo avec un sourire plein d’aménité, j’ai eu l’honneur d’être présenté à tous les souverains de l’Europe, à tous les ministres, à tous les ambassadeurs; mais je n’ai trouvé personne qui me présentât chez vous. Je viens donc me présenter moi-même.
– En vérité, monsieur, répondit le lieutenant de police, vous arrivez à merveille; car je crois bien que, si vous ne fussiez pas venu de vous-même, j’allais avoir l’honneur de vous mander ici.
– Ah! voyez donc, dit Balsamo, comme cela se rencontre.
M. de Sartine s’inclina avec un sourire ironique.
– Est-ce que je serais assez heureux, monsieur, continua Balsamo, pour pouvoir vous être utile?
Et ces mots furent prononcés sans qu’une ombre d’émotion ou d’inquiétude rembrunît sa physionomie souriante.
– Vous avez beaucoup voyagé, monsieur le comte? demanda le lieutenant de police.
– Beaucoup, monsieur.
– Ah!
– Vous désirez quelque renseignement géographique, peut-être? Un homme de votre capacité ne s’occupe pas seulement de la France, il embrasse l’Europe, le monde…
– Géographique n’est pas le mot, monsieur le comte, moral serait plus juste.
– Ne vous gênez pas, je vous prie; pour l’un comme pour l’autre, je suis à vos ordres.
– Eh bien, monsieur le comte, figurez-vous que je cherche un homme très dangereux, ma foi, un homme qui est tout ensemble athée…
– Oh!
– Conspirateur.
– Oh!
– Faussaire.
– Oh!
– Adultère, faux monnayeur, empirique, charlatan, chef de secte; un homme dont j’ai l’histoire sur mes registres, dans cette cassette que vous voyez, partout.
– Ah! oui, je comprends, dit Balsamo; vous avez l’histoire, mais vous n’avez pas l’homme.
– Non.
– Diable! ce serait plus important, ce me semble.
– Sans doute; mais vous allez voir comme nous sommes près de le tenir. Certes, Protée n’a pas plus de formes; Jupiter n’a pas plus de noms que n’en a ce mystérieux voyageur: Acharat en Égypte, Balsamo en Italie, Somini en Sardaigne, marquis d’Anna à Malte, marquis Pellegrini en Corse, enfin comte de…
– Comte de…? ajouta Balsamo.
– C’est ce dernier nom, monsieur, que je n’ai pas bien pu lire, mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, j’en suis sûr, car il n’est point que vous n’ayez connu cet homme pendant vos voyages et dans chacune des contrées que j’ai citées tout à l’heure.
– Renseignez-moi un peu, voyons, dit Balsamo avec tranquillité.
– Ah! je comprends; vous désirez une sorte de signalement, n’est-ce pas, monsieur le comte?
– Oui, monsieur, s’il vous plaît.
– Eh bien, dit M. de Sartine en fixant sur Balsamo un œil qu’il essayait de rendre inquisiteur, c’est un homme de votre âge, de votre taille, de votre tournure; tantôt grand seigneur semant l’or, tantôt charlatan cherchant les secrets naturels, tantôt affilié sombre de quelque confrérie mystérieuse qui jure dans l’ombre la mort des rois et l’écroulement des trônes.
– Oh! dit Balsamo, c’est bien vague.
– Comment, bien vague?
– Si vous saviez combien j’ai vu d’hommes qui ressemblent à ce portrait!
– En vérité!
– Sans doute; et vous ferez bien de préciser un peu si vous voulez que je vous aide. D’abord, savez-vous en quel pays il habite de préférence?
– Il les habite tous.
– Mais en ce moment, par exemple?
– En ce moment, il est en France.
– Et qu’y fait-il, en France?
– Il dirige une immense conspiration.
– Ah! voilà un renseignement, à la bonne heure; et, si vous savez quelle conspiration il dirige, eh bien, vous tenez un fil au bout duquel, selon toute probabilité, vous trouverez votre homme.
– Je le crois comme vous.
– Eh bien, si vous le croyez, pourquoi, en ce cas, me demandez-vous conseil? C’est inutile.
– Ah! c’est que je me consulte encore.
– Sur quoi?
– Sur ceci.
– Dites.
– Le ferai-je arrêter, oui ou non?