Ce regard, empreint d’une autorité toute royale, ce regard qui n’était accoutumé à se baisser jamais devant aucun, produisit un indicible effet sur Rousseau, dont l’œil vif était incertain et timide.
La dauphine attendit que le roi eût fait son examen, et alors elle s’avança du côté de Rousseau en disant:
– Votre Majesté veut-elle me permettre de lui présenter notre auteur?
– Votre auteur? fit le roi affectant de chercher dans sa mémoire.
Rousseau, pendant ce dialogue, était sur des charbons ardents. L’œil du roi avait parcouru successivement et brûlé, comme un rayon de soleil sous la lentille, cette barbe longue, ce jabot douteux, cette poussière et cette perruque mal coiffée du plus grand écrivain de son royaume.
La dauphine eut pitié de ce dernier.
– M. Jean-Jacques Rousseau, sire, dit-elle, l’auteur du charmant opéra que nous allons écorcher devant Votre Majesté.
Le roi leva la tête alors.
– Ah! dit-il froidement, monsieur Rousseau, je vous salue.
Et il continuait à le regarder de façon à lui prouver toutes les imperfections de son costume.
Rousseau se demanda comment on saluait le roi de France, sans être un courtisan, mais aussi sans impolitesse, puisqu’il s’avouait être dans la maison de ce prince.
Mais, tandis qu’il se faisait de pareils raisonnements, le roi lui parlait avec cette facilité limpide des princes qui ont tout dit lorsqu’ils ont dit une chose agréable ou désagréable à leur interlocuteur.
Rousseau, ne parlant pas, était resté pétrifié. Toutes les phrases qu’il avait préparées pour le tyran, il les avait oubliées.
– Monsieur Rousseau, lui dit le roi toujours regardant son habit et sa perruque, vous avez fait une musique charmante, et qui, à moi, me fait passer de très agréables moments.
Et le roi se mit à chanter, de la voix la plus antipathique à tout diapason et à toute mélodie:
– C’est charmant! dit le roi lorsqu’il eut fini.
Rousseau salua.
– Je ne sais pas si je chanterai bien, dit madame la dauphine.
Rousseau se tourna vers la princesse pour lui donner un conseil à cet égard.
Mais le roi s’était lancé de nouveau, et il chantait la romance de Colin:
Sa Majesté chantait effroyablement pour un musicien. Rousseau, à moitié flatté de la mémoire du monarque, à moitié blessé de sa détestable exécution, faisait la mine du singe qui grignote un oignon, et qui pleure d’un côté en riant de l’autre.
La dauphine tenait son sérieux avec cet imperturbable sang-froid qu’on ne trouve qu’à la cour.
Le roi, sans s’embarrasser de rien, continua:
Rousseau sentit le rouge lui monter au visage.
– Dites-moi, monsieur Rousseau, fit le roi, est-il vrai que vous vous habillez quelquefois en Arménien?
Rousseau devint encore plus rouge, et sa langue s’embarrassa au fond de son gosier, de telle sorte que pour un royaume elle n’eût pu fonctionner en ce moment.
Le roi se remit à chanter sans attendre sa réponse:
– Vous demeurez rue Plâtrière, je crois, monsieur Rousseau? dit le roi.
Rousseau fit un signe de tête affirmatif, mais c’était là l’
Le roi fredonna:
– On dit que vous êtes très mal avec Voltaire, monsieur Rousseau?
Pour le coup, Rousseau perdit le peu qui lui restait de tête. Il perdit aussi toute contenance. Le roi ne parut pas avoir grande pitié pour lui et, poursuivant sa féroce mélomanie, il s’éloigna en chantant:
avec des accompagnements d’orchestre à faire périr Apollon, comme ce dernier avait fait périr Marsyas.
Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine l’avait quitté pour mettre la dernière main à sa toilette.
Rousseau, trébuchant, tâtonnant, regagna le corridor; mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple éblouissant de diamants, de fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme serrât fort tendrement le bras de la jeune femme.
La jeune femme, avec ses dentelles frissonnantes, avec sa coiffure gigantesque, son éventail et ses parfums, était radieuse comme un astre. Rousseau venait d’être heurté par elle.