– Il s’appelle Havard, répondit Marat.
Balsamo se retourna vers le patient, dont la bouche fredonnait encore les dernières notes du plaintif refrain.
– Eh bien, mon ami, lui demanda-t-il, qu’augurez-vous de l’état de ce pauvre Havard?
– Ce que j’augure de son état? répondit le malade. Attendez, il faut que je revienne de la Bretagne, où j’étais, à l’Hôtel-Dieu, où il est.
– C’est cela; entrez-y, regardez-le, et dites-moi la vérité sur lui.
– Oh! il est malade, bien malade: on lui a coupé la jambe.
– En vérité? dit Balsamo.
– Oui.
– Et l’opération a-t-elle bien réussi?
– À merveille; mais…
La figure du malade s’assombrit.
– Mais? reprit Balsamo.
– Mais, continua le malade, il y a une terrible épreuve à passer, la fièvre.
– Et quand viendra-t-elle?
– Ce soir, à sept heures.
Tous les assistants se regardèrent:
– Et cette fièvre? demanda Balsamo.
– Oh! elle le rendra bien malade; il surmontera cependant ce premier accès.
– Vous en êtes sûr?
– Oh! oui.
– Mais, après ce premier accès, sera-t-il sauvé?
– Hélas! non, dit le blessé en soupirant.
– La fièvre reviendra donc?
– Oh! oui, et plus terrible que jamais. Pauvre Havard, continua-t-il, pauvre Havard, il a une femme et des enfants!
Et ses yeux se remplirent de larmes.
– Sa femme doit-elle donc être veuve, et ses enfants doivent-ils donc être orphelins? demanda Balsamo.
– Attendez! attendez!
Il joignit les mains.
– Non, non, dit-il.
Son visage s’éclaira d’une foi sublime.
– Non, sa femme et ses enfants ont tant prié qu’ils ont obtenu grâce pour lui devant Dieu.
– Alors il guérira?
– Oui.
– Vous entendez, messieurs, dit Balsamo, il guérira.
– Demandez-lui en combien de jours, dit Marat.
– En combien de jours?
– Oui; vous avez dit qu’il indiquerait lui-même les phases et le terme de sa convalescence.
– Je ne demande pas mieux que de l’interroger là-dessus.
– Interrogez-le donc alors.
– Et quand croyez-vous que Havard sera guéri? demanda Balsamo.
– Oh! la convalescence sera longue; attendez: un mois, six semaines, deux mois; il est entré ici il y a cinq jours, il en sortira deux mois et quinze jours après y être entré.
– Et il en sortira guéri?
– Oui.
– Mais, dit Marat, incapable de travailler et, par conséquent, de nourrir sa femme et ses enfants.
– Oh! Dieu est bon, et Dieu y pourvoira.
– Et comment Dieu y pourvoira-t-il? demanda Marat. Pendant que je suis en train d’apprendre aujourd’hui, je voudrais bien apprendre cela.
– Dieu a envoyé près de son lit un homme charitable qui l’a pris en pitié, et qui a dit tout bas: «Je veux que le pauvre Havard ne manque de rien.»
Tous les assistants se regardèrent; Balsamo sourit.
– En vérité, nous assistons à un étrange spectacle, dit le chirurgien en chef, en même temps qu’il saisissait la main du malade, auscultait sa poitrine et palpait son front; cet homme rêve.
– Vous croyez? dit Balsamo.
Et lançant au blessé un regard plein d’autorité et d’énergie:
– Éveillez-vous, Havard! lui dit-il.
Le jeune homme ouvrit les yeux avec effort et regarda avec une profonde surprise tous les assistants, devenus pour lui inoffensifs, de menaçants qu’ils étaient.
– Eh bien! dit-il douloureusement, on ne m’a donc pas encore opéré? On va donc encore me faire souffrir?
Balsamo prit vivement la parole. Il craignait l’émotion du malade. Il n’était pas besoin qu’il se hâtât.
Nul ne l’eût devancé; la surprise des assistants était trop grande.
– Mon ami, lui dit-il, tranquillisez-vous. M. le chirurgien en chef a pratiqué sur votre jambe une opération qui satisfait à toutes les exigences de votre position. Il paraît, mon pauvre garçon, que vous êtes un peu faible d’esprit, car vous vous êtes évanoui devant la première attaque.
– Oh! tant mieux, dit gaiement le Breton, je n’ai rien senti; mon sommeil a même été doux et réparateur. Quel bonheur! on ne me coupera pas la jambe.
Mais, en ce moment, le malheureux porta ses regards sur lui-même; il vit le lit plein de sang, il vit sa jambe mutilée.
Il jeta un cri et, cette fois, s’évanouit véritablement.
– Interrogez-le maintenant, dit froidement Balsamo à Marat, et vous verrez s’il répond.
Puis, entraînant le chirurgien en chef dans un coin de la chambre, tandis que les infirmiers reportaient le malheureux jeune homme dans son lit:
– Monsieur, dit Balsamo, vous avez entendu ce qu’a dit votre pauvre malade?
– Oui, monsieur, qu’il guérirait.
– Il a dit encore autre chose: il a dit que Dieu le prendrait en pitié, et lui enverrait de quoi nourrir sa femme et ses enfants.
– Eh bien?
– Eh bien, monsieur, il a dit la vérité, sur ce point comme sur l’autre; seulement, chargez-vous d’être un intermédiaire de charité entre votre malade et Dieu: voici un diamant qui vaut vingt mille livres, à peu près; quand vous verrez votre malade guéri, vous le vendrez et vous lui en remettrez l’argent; en attendant, comme l’âme, ainsi que me le disait fort judicieusement votre élève, M. Marat, comme l’âme a une grande influence sur le corps, dites bien à Havard, aussitôt que la connaissance sera revenue, dites-lui bien que son avenir et celui de ses enfants est assuré.