Gilbert essuya la sueur ruisselant sur son front. Andrée ne bougea pas.
Le roi, qui sentit cette main glacée, la prit dans la sienne pour la réchauffer, et, de son autre bras enveloppant ce corps si beau et si doux, il se pencha pour murmurer à son oreille quelques-unes de ces cajoleries amoureuses qu’on murmure à l’oreille des jeunes filles endormies.
Dans ce moment, son visage se rapprocha d’Andrée au point que le visage du roi effleura celui de la jeune fille.
Gilbert se tâta et respira en sentant dans la poche de sa veste le manche d’un long couteau qui lui servait à émonder les charmilles du parc.
Le visage était glacé comme la main.
Le roi se releva; ses yeux se portèrent sur ce pied nu d’Andrée, blanc et petit comme celui de Cendrillon. Le roi le prit entre ses deux mains et tressaillit. Ce pied était froid comme celui d’une statue de marbre.
Gilbert, que tant de beautés découvertes à ses regards, Gilbert, que la luxure royale menaçait comme d’un vol fait à lui-même, Gilbert grinça des dents et ouvrit le couteau que jusque-là il avait tenu fermé.
Mais déjà le roi avait abandonné le pied d’Andrée, comme il avait fait de la main, comme il avait fait du visage, et surpris du sommeil de la jeune fille, sommeil qu’il avait attribué d’abord à une coquette pruderie, il cherchait à se rendre compte de ce froid mortel qui avait envahi les extrémités de ce beau corps, il se demandait si réellement battait encore le cœur, quand main, pied et visage étaient si glacés.
Il écarta donc le peignoir d’Andrée, mit à nu sa poitrine virginale, et, de sa main craintive et cynique à la fois, il interrogea le cœur muet sous cette chair glacée comme l’albâtre dont elle avait la blanche et ferme rondeur.
Gilbert se glissa à demi hors de la porte, son couteau à la main, l’œil étincelant, les dents serrées, résolu, si le roi continuait ses entreprises à le poignarder et à se poignarder lui-même.
Tout à coup, un effroyable coup de tonnerre fit trembler chaque meuble de la chambre et jusqu’au sofa devant lequel Louis XV était agenouillé; un nouvel éclair violet et soufré jeta sur le visage d’Andrée une flamme si livide et si vive, que Louis XV, effrayé de cette pâleur, de cette immobilité et de ce silence, recula en murmurant:
– Mais, en vérité, cette fille est morte!
Au même moment, l’idée d’avoir embrassé un cadavre fit courir un frisson dans les veines du roi. Il alla prendre la bougie, revint vers Andrée en la regardant à la lueur de la flamme tremblante. Voyant ces lèvres violettes, ces yeux noyés de bistre, ces cheveux épars, cette gorge que nul souffle ne soulevait, il poussa un cri, laissa tomber son flambeau, chancela, et, comme un homme ivre, il s’en alla trébuchant dans l’antichambre, aux cloisons de laquelle il se heurta dans son épouvante.
Puis on entendit son pas précipité dans l’escalier, puis sur le sable du jardin; mais bientôt le vent qui tourbillonnait dans l’espace et tordait les arbres désolés emporta bruit et pas dans son orageuse et puissante haleine.
Alors Gilbert, le couteau à la main, sortit muet et sombre de sa cachette. Il s’avança jusqu’au seuil de la chambre d’Andrée, et contempla, pendant quelques secondes, la belle jeune fille plongée dans son sommeil profond.
Pendant ce temps, la bougie couchée à terre brûlait renversée sur le tapis, éclairant le pied si délicat et la jambe si pure de cet adorable cadavre.
Gilbert ferma lentement son couteau, tandis que son visage prenait insensiblement le caractère d’une inexorable résolution; après quoi, il alla écouter à la porte par laquelle était sorti le roi.
Il écouta plus d’une grande minute.
Puis, à son tour, comme le roi avait fait, il ferma la porte et poussa le verrou.
Puis il souffla la veilleuse de l’antichambre.
Puis enfin, avec la même lenteur, avec le même feu sombre dans les yeux, il rentra dans la chambre d’Andrée et mit le pied sur la bougie, qui coulait à flots sur le parquet.
Une obscurité subite éteignit le fatal sourire qui se dessina sur ses lèvres.
– Andrée! Andrée! murmura-t-il, je t’ai promis que, la troisième fois que tu tomberais entre mes mains, tu ne m’échapperais pas comme les deux premières. Andrée! Andrée! au terrible roman que tu m’as accusé de faire, il faut une terrible fin!
Et, les bras tendus, il marcha droit au sofa où Andrée était étendue, toujours froide, immobile et privée de tout sentiment.
Chapitre CXXII La volonté
Nous avons vu partir Balsamo.
Djérid l’emportait avec la rapidité de l’éclair. Le cavalier, pâle d’impatience et de terreur, couché sur la crinière flottante, aspirait de ses lèvres entrouvertes l’air, l’air qui se divisait devant le poitrail du coursier comme l’eau se fend sous la proue rapide.