Gilbert eut un instant cette idée consolante pour son amour-propre, que les chevaux, les hommes et Dieu même étaient ligués contre lui. Mais, pareil à Ajax, il montra le poing au ciel, et s’il ne dit point comme lui: «J’échapperai malgré les dieux», c’est qu’il connaissait mieux son
Comme l’avait prévu Gilbert, un moment arriva où il comprit l’insuffisance de ses forces et la détresse de sa position. Ce fut un moment terrible que celui de cette lutte de l’orgueil contre l’impuissance; un moment l’énergie de Gilbert se trouva doublée de toute la force de son désespoir. Par un dernier élan, il se rapprocha des voitures qu’il avait perdues de vue, et les revit à travers un nuage de poussière auquel le sang dont ses yeux étaient injectés donnait une couleur fantastique; leur roulement retentissait dans ses oreilles, mêlé au tintement de ses artères. La bouche ouverte, le regard fixe, les cheveux collés au front par la sueur, il semblait un automate habile faisant à peu près les mouvements de l’homme, mais avec plus de raideur et de persévérance. Depuis la veille, il avait fait vingt ou vingt-deux lieues; enfin le moment arriva où ses jambes brisées refusèrent de le porter plus longtemps; ses yeux ne voyaient plus; il lui semblait que la terre était mobile et tournait sur elle même; il voulut crier et ne retrouva point sa voix; il voulut se retenir, sentant qu’il allait tomber, et battit l’air de ses bras comme un insensé. Enfin la voix se fit jour dans son gosier par des cris de rage, et, se tournant vers Paris, ou plutôt dans la direction où il croyait que Paris devait être, il hurla contre les vainqueurs de son courage et de ses forces une série d’imprécations terribles. Puis, saisissant ses cheveux à pleines mains, il fit un ou deux tours sur lui-même et tomba sur la grande route, avec la conscience et par conséquent la consolation d’avoir, pareil à un héros de l’Antiquité, lutté jusqu’au dernier moment.
Il tomba en s’affaissant sur lui-même, les yeux encore menaçants, les poings encore crispés.
Puis ses yeux se fermèrent, ses muscles se détendirent: il était évanoui.
– Gare donc! gare, enragé! lui cria, au moment où il venait de tomber, une voix enrouée, accompagnée des claquements d’un fouet.
Gilbert n’entendit pas.
– Mais gare donc! ou je t’écrase, morbleu!
Et un vigoureux coup de fouet allongé en manière de stimulant accompagna ce cri.
Gilbert fut saisi et mordu à la ceinture par la pliante lanière du fouet.
Mais il ne sentait plus rien, et il demeura sous les pieds des chevaux, qui arrivaient par une route secondaire rejoignant la route principale entre Thiéblemont et Vauclère, et que dans sa folie il n’avait ni vus ni entendus.
Un cri terrible sortit de la voiture que les chevaux emportaient comme l’ouragan fait d’une plume.
Le postillon fit un effort surhumain; mais, malgré cet effort, il ne put retenir le premier cheval, placé en arbalète, lequel bondit par-dessus Gilbert. Mais il parvint à arrêter les deux autres, plus sous sa main que le premier. Une femme sortit à moitié de la chaise.
– Oh! mon Dieu! s’écria-t-elle avec angoisse, il est donc écrasé, le malheureux enfant?
– Ma foi! madame, dit le postillon en essayant de démêler quelque chose à travers la poussière que soulevaient les jambes de ses chevaux, ma foi, ça m’en a bien l’air.
– Pauvre fou! pauvre enfant! Pas un pas de plus. Arrêtez! arrêtez!
Et la voyageuse, ouvrant la portière, se précipita hors de la voiture.
Le postillon était déjà à bas de son cheval, occupé à tirer d’entre les roues le corps de Gilbert qu’il croyait sanglant et mort.
La voyageuse aidait le postillon de toutes ses forces.
– Voilà une chance! s’écria celui-ci, pas une écorchure, pas un coup de pied.
– Mais il est évanoui cependant.
– De peur, sans doute. Rangeons-le sur le fossé et, puisque madame est pressée, continuons notre route.
– Impossible! je ne puis abandonner cet enfant dans un pareil état.
– Bah! il n’a rien. Il reviendra tout seul.
– Non, non. Si jeune, pauvre petit! C’est quelque échappé de collège qui aura voulu entreprendre un voyage au-dessus de ses forces. Voyez comme il est pâle: il mourrait. Non, non, je ne l’abandonnerai pas. Mettez-le dans la berline, sur la banquette de devant.
Le postillon obéit. La dame était déjà remontée en voiture. Gilbert fut déposé transversalement sur un bon coussin, la tête appuyée aux parois rembourrées du carrosse.
– En route, maintenant, continua la jeune dame; c’est dix minutes perdues: une pistole pour ces dix minutes.
Le postillon fit claquer son fouet au-dessus de sa tête, et les chevaux, qui connaissaient ce signal menaçant, repartirent au grand galop.
Chapitre XX Où Gilbert commence à ne plus tant regretter d’avoir perdu son écu