Arrivé en face de la porte d’Andrée, il s’arrêta pour écouter. Au moment où Andrée avait quitté la salle du souper, elle s’était aperçue qu’elle échappait à cette mystérieuse influence que le voyageur exerçait sur elle. Et pour combattre jusqu’à ces pensées, elle s’était mise à son clavecin.
Les sons arrivaient jusqu’à Balsamo à travers la porte fermée.
Balsamo, comme nous l’avons dit, s’était arrêté devant cette porte.
Au bout d’un instant, il fit plusieurs gestes arrondis qu’on eût pu prendre pour une espèce de conjuration, et qui en étaient une sans doute, puisque, frappée d’une nouvelle sensation pareille à celle qu’elle avait déjà éprouvée, Andrée cessa lentement de jouer son air, laissa ses mains retomber immobiles à ses côtés, et se retourna vers la porte d’un mouvement lent et raide, pareil à celui d’une personne qui obéit à une influence étrangère et accomplit des choses qui ne lui sont pas commandées par son libre arbitre.
Balsamo sourit dans l’ombre, comme s’il eût pu voir à travers cette porte fermée.
C’était sans doute tout ce que désirait Balsamo, et il avait deviné que ce désir était accompli; car, ayant étendu la main gauche et trouvé sous cette main la rampe, il monta l’escalier raide et massif qui conduisait à la chambre rouge.
À mesure qu’il s’éloignait, Andrée, du même mouvement lent et raide, se détournait de la porte et revenait à son clavecin. En atteignant la dernière marche de l’escalier, Balsamo put entendre les premières notes de la reprise de l’air interrompu.
Balsamo entra dans la chambre rouge et congédia La Brie.
La Brie était visiblement un bon serviteur, habitué à obéir sur un signe. Cependant, après avoir fait un mouvement vers la porte, il s’arrêta.
– Eh bien? demanda Balsamo.
La Brie glissa sa main dans la poche de sa veste, parut palper quelque chose au plus profond de cette poche muette, mais ne répondit pas.
– Avez-vous quelque chose à me dire, mon ami? demanda Balsamo en s’approchant de lui.
La Brie parut faire un violent effort sur lui-même, et tirant sa main de sa poche:
– Je veux dire, monsieur, que vous vous êtes sans doute trompé ce soir, répondit-il.
– Moi? fit Balsamo; et en quoi donc, mon ami.
– En ce que vous avez cru me donner une pièce de vingt-quatre sous et que vous m’avez donné une pièce de vingt-quatre livres.
Et il ouvrit sa main qui laissa voir un louis neuf et étincelant.
Balsamo regarda le vieux serviteur avec un sentiment d’admiration qui semblait indiquer qu’il n’avait pas d’ordinaire pour les hommes une grande considération à l’endroit de la probité.
–
Et fouillant à son tour dans sa poche, il mit un second louis à côté du premier.
La joie de La Brie à la vue de cette splendide générosité ne saurait se concevoir. Il y avait vingt ans au moins qu’il n’avait vu d’or.
Il fallut, pour qu’il se crût l’heureux propriétaire d’un pareil trésor, que Balsamo le lui prît dans la main et le lui glissât lui-même dans la poche.
Il salua jusqu’à terre, et se retirait à reculons, lorsque Balsamo l’arrêta.
– Quelles sont le matin les habitudes du château? demanda-t-il.
– M. de Taverney reste tard au lit, monsieur; mais mademoiselle Andrée se lève toujours de bonne heure.
– À quelle heure?
– Mais vers six heures.
– Qui couche au-dessus de cette chambre?
– Moi, monsieur.
– Et au-dessous?
– Personne. C’est le vestibule qui donne sous cette chambre.
– Bien, merci, mon ami; laissez-moi maintenant.
– Bonsoir, monsieur.
– Bonsoir. À propos, veillez à ce que ma voiture soit en sûreté.
– Oh! monsieur peut être tranquille.
– Si vous y entendiez quelque bruit, ou si vous y aperceviez de la lumière, ne vous effrayez pas. Elle est habitée par un vieux serviteur impotent que je mène avec moi, et qui habite le fond du carrosse. Recommandez à M. Gilbert de ne pas le troubler; dites-lui aussi, je vous prie, qu’il ne s’éloigne pas demain matin avant que je lui aie parlé. Retiendrez-vous bien tout cela, mon ami?
– Oh! oui certes: mais monsieur nous quitterait-il si tôt?
– C’est selon, dit Balsamo avec un sourire. Cependant, pour bien faire, il faudrait que je fusse à Bar-le-Duc demain au soir.
La Brie poussa un soupir de résignation, jeta un dernier coup d’œil au lit, et approcha la bougie du foyer pour donner un peu de chaleur à cette grande chambre humide, en brûlant tous les papiers a défaut de bois.
Mais Balsamo l’arrêta.
– Non, dit-il, laissez tous ces vieux journaux où ils sont; si je ne dors pas, je m’amuserai à les lire.
La Brie s’inclina et sortit.
Balsamo s’approcha de la porte, écouta les pas du vieux serviteur, qui faisaient à leur tour craquer l’escalier. Bientôt les pas retentirent au-dessus de sa tête. La Brie était rentré chez lui.
Alors le baron alla à la fenêtre.
En face de sa fenêtre, à l’autre aile du pavillon, une petite mansarde, aux rideaux mal fermés, était éclairée. C’était celle de Legay. La jeune fille détachait lentement sa robe et son fichu. Souvent elle ouvrait sa fenêtre et se penchait en dehors pour voir dans la cour.