Les compagnons s’apprêtèrent à reprendre la route. Ils auraient eu bien besoin de la cuvée spéciale d’Otik… Lunedor et Rivebise ne s’étaient pas adressé la parole, et leur morosité rejaillissait sur la petite troupe. Tanis ne savait que faire pour mettre un terme à la douleur qui les unissait et les déchirait. Seul le temps refermerait les plaies.
Brusquement, les compagnons se remirent à patauger dans la glaise.
Flint et Tass s’accommodèrent fort bien du terrain marécageux. Ils avaient pris de l’avance sur les autres ; Tass semblait avoir oublié les recommandations de Tanis. L’eau-de-vie les avait si bien réchauffés qu’elle avait dissipé l’atmosphère pesante. Le nain et le kender, à force de se repasser la flasque, l’avait vidée. Ils se
— Je le pétrifierai d’un seul coup de hache, dit Flint en faisant des moulinets avec son bras. Et pan ! En plein dans le lard du lézard ! s’esclaffa-t-il.
— Raistlin ferait ça rien qu’en le regardant, dit Tass en singeant la mimique singulière du mage.
Ils se tordirent de rire en se poussant du coude, espérant que Tanis ne les avait pas entendus.
— Je parierai que Caramon est capable d’en embrocher un rien que pour l’avaler tout cru !
Tass faillit tomber de rire. Parvenus au bout de la terre ferme, il retint
— Ah ! voilà enfin un pont ! s’exclama Flint en sautant d’un pied sur l’autre pour ne pas perdre l’équilibre. Je n’aurai plus à m’accrocher comme une araignée à ces maudites passerelles ! Allons-y !
— Si on attendait les autres ? suggéra Tass. Tanis n’aime pas que nous nous séparions.
— Tanis ? Il va voir ce qu’il va voir…
— D’accord ! s’exclama joyeusement le kender.
Il monta sur le tronc d’arbre et fit un pas en avant.
— Attention ! Ça glisse ! fit-il en manquant déraper.
Le nain se risqua sur le tronc à la suite de Tass. Une petite voix lui soufflait qu’il n’aurait jamais osé le faire s’il n’avait pas bu ; elle lui disait aussi qu’il était fou de ne pas attendre les autres, mais il la fit taire. Il se sentait rajeunir.
Enchanté, Tass se prenait pour un funambule. Il constata qu’il avait même un public, en la personne de deux créatures draconiennes qui avaient sauté à l’autre bout du tronc d’arbre. Cette apparition le dégrisa rapidement. Il n’était nullement effrayé, mais stupéfait. Avec une belle présence d’esprit, il se mit à crier :
— Tanis ! Une embuscade !
Il se saisit aussitôt de son bâton à clochettes et le fit tournoyer.
L’un des draconiens, pris de court, retomba sur la berge.
— Que se passe-t-il ? cria Flint.
— Des draco-machins-trucs ! répondit Tass en jouant de son bâton contre la deuxième créature. Deux devant, qui arrivent droit sur nous !
— Par les dieux, ôte-toi de mon chemin, grogna Flint en prenant sa hache.
— Et où vais-je me mettre, moi ? rétorqua Tass.
— Baisse-toi !
Le kender plongea sur le tronc d’arbre tandis qu’un draconien avançait, toutes griffes dehors. Flint abaissa sa hache, mais il avait mal calculé son coup. La lame frôla la tête du reptiloïde, qui se mit à agiter les bras en chantant d’étranges couplets.
Emporté par son élan, Flint glissa sur le bois visqueux et fut précipité dans l’eau. On entendit un hurlement.
Tass, qui côtoyait Raistlin depuis des années, s’aperçut immédiatement que le draconien lançait un sort. À plat ventre sur le tronc, son bâton à la main, il avait une demi-seconde pour réagir. Le nain suffoquait, gigotant un pied au-dessous de lui. Le draconien n’allait pas tarder à conclure son incantation. Entre la noyade et l’envoûtement, Tass choisit de retenir sa respiration, et se laissa tomber du tronc.
— Tanis ! Une embuscade !
Les compagnons se précipitèrent en direction de l’appel et arrivèrent bientôt au tronc d’arbre. Quatre draconiens jaillis des fourrés leur barrèrent la route.
Aussitôt, les compagnons furent plongés dans les ténèbres. Ils ne voyaient même plus leurs mains.
La voix de Raistlin se fit entendre :
— Ce sont des magiciens ! Écartez-vous ! Vous ne pouvez rien contre eux !
Le jeune mage poussa un cri atroce.
— Raist ! cria Caramon. Où es-tu…
On entendit un grognement et le bruit d’une chute.