Il arrive, il ouvre son sac, il expose ses prouesses, il reproduit les mots sacrés (et si ce n'est «maman», ce sera «papa», ou «bonbon», ou «chat», ou son prénom…).
En ville, il devient la doublure infatigable de la grande épître publicitaire… RENAULT, SAMARITAINE, VOLVIC, CAMARGUE, les mots lui tombent du ciel, leurs syllabes colorées explosent dans sa bouche. Pas une seule marque de lessive ne résiste à sa passion du décryptage:
– «La - ve - plus - blanc», qu'est-ce que ça veut dire, «laveuplublanc»?
Car l'heure a sonné des questions essentielles!
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Nous sommes-nous laissé aveugler par cet enthousiasme? Avons-nous cru qu'il suffisait à un enfant de jouir des mots pour maîtriser les livres? Avons-nous pensé que l'apprentissage de la lecture allait de soi, comme ceux de la marche verticale ou du langage - un autre privilège de l'espèce, en somme? Quoi qu'il en soit, c'est le moment que nous avons choisi pour mettre fin à nos lectures du soir.
L'école lui apprenait à lire, il y mettait de la passion, c'était un tournant de sa vie, une autonomie nouvelle, une autre version du premier pas, voilà ce que nous nous sommes dit, très confusément, sans nous le dire vraiment, tant l'événement nous parut «naturel», une étape comme une autre dans une évolution biologique sans heurt.
Il était «grand» à présent, il pouvait lire tout seul, marcher seul dans le territoire des signes…
Et nous rendre enfin à notre quart d'heure de liberté.
Sa fierté toute neuve ne fit pas grand-chose pour nous contredire. Il se glissait dans son lit, BABAR grand ouvert sur ses genoux, un pli de concentration farouche entre les deux yeux: il
Rassurés par cette pantomime, nous quittions sa chambre sans comprendre - ou sans vouloir nous avouer - que ce qu'un enfant apprend d'abord, ce n'est pas l'acte, mais
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Nous ne sommes pas devenus des parents indignes pour autant. Nous ne l'avons pas abandonné à l'école. Nous avons suivi de très près sa progression, au contraire. La maîtresse nous connaissait pour des parents attentifs, présents à toutes les réunions, «ouverts au dialogue».
Nous avons aidé l'apprenti à faire ses devoirs. Et, quand il manifesta les premiers signes d'essoufflement en matière de lecture, nous avons bravement insisté pour qu'il lût sa page quotidienne, à voix haute, et qu'il en comprît le sens.
Pas toujours facile.
Un accouchement de chaque syllabe.
Le sens du mot perdu dans l'effort même de sa composition.
Le sens de la phrase atomisé par le nombre des mots.
Revenir en arrière.
Reprendre.
Inlassablement.
– Alors, qu'est-ce que tu viens de lire, là? Qu'est-ce que ça
Et cela, au plus mauvais moment de la journée. Soit à son retour de l'école, soit à notre retour du travail. Soit au sommet de sa fatigue, soit au creux de nos forces.
– Tu ne fais aucun effort!
Enervement, cris, renoncements spectaculaires, portes qui claquent, ou entêtement:
– On reprend tout, on reprend tout depuis le début!
Et il reprenait, depuis le début, chaque mot déformé par le tremblement de ses lèvres.
– Ne joue pas la comédie!
Mais ce chagrin-là ne cherchait pas à nous donner le change. Un chagrin vrai, incontrôlable qui nous disait la douleur, justement, de ne plus rien contrôler, de ne plus tenir le rôle à notre satisfaction, et qui s'alimentait à la source de notre inquiétude beaucoup plus qu'aux manifestations de notre impatience.
Car nous étions inquiets.
D'une inquiétude qui le compara très vite d'autres enfants de son âge.
Et de questionner nos amis untels dont la fille, non, non, marchait très bien à l'école, et dévorait les livres, oui.
Etait-il sourd? Dyslexique, peut-être? Allait-il faire un «refus scolaire»? Accumuler un retard irrécupérable?
Consultations diverses: audiogramme tout ce qu'il y a de normal. Diagnostics rassurants des orthophonistes. Sérénité des psychologues…
Alors?
Paresseux?
Tout bêtement paresseux?
Non, il allait à son rythme, voilà tout, et qui n'est pas nécessairement celui d'un autre, et qui n'est pas nécessairement le rythme uniforme d'une vie, son rythme d'apprenti lecteur, qui connaît ses accélérations et ses brusques régressions, ses périodes de boulimie et ses longues siestes digestives, sa soif de progresser et sa peur de décevoir…
Seulement, nous autres «pédagogues» sommes usuriers pressés. Détenteurs du Savoir, nous le prêtons contre intérêts. Il faut que ça rende. Et vite! Faute de quoi, c'est de nous-mêmes que nous doutons.
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Si, comme on le dit, mon fils, ma fille, les jeunes n'aiment pas lire - et le verbe est juste, c'est bien d'une blessure