Que tous ces bâtons, ces boucles, ces ronds et ces petits ponts assemblés fissent des lettres, c'était beau! Et ces lettres ensemble, des syllabes, et ces syllabes, bout à bout, des mots, il n'ei revenait pas. Et que certains de ces mots lui fussent si familiers, c'était magique!
Maman, par exemple,
Il faut essayer d'imaginer la chose. Il s'est levé tôt. Il est sorti, accompagné par sa maman, justement, dans un crachin d'automne (oui, un crachin d'automne, et une lumière d'aquarium négligé, ne lésinons pas sur la dramatisation atmosphérique), il s'est dirigé vers l'école tout enveloppé encore de la chaleur de son lit, un arrière-goût de chocolat dans la bouche, serrant bien fort cette main au-dessus de sa tête, marchant vite vite, deux pas quand maman n'en fait qu'un, son cartable bringuebalant sur son dos, et c'est la porte de l'école, le baiser hâtif, la cour de ciment et ses marronniers noirs, les premiers décibels… il s'est rencogné sous le préau ou est entré aussitôt dans la danse, c'est selon, puis ils se sont tous retrouvés assis derrière les tables lilliputiennes, immobilité et silence, tous les mouvements du corps contraints à domestiquer le seul déplacement de la plume dans ce corridor à plafond bas: la ligne! Langue tirée, doigts gourds et poignet soudé… petits ponts, bâtonnets, boucles, ronds et petits ponts… il est à cent lieues de maman, à présent, plongé dans cette solitude étrange qu'on appelle
Bref, un beau matin, ou un après-midi, oreilles bourdonnant encore du tumulte de cantine, il assiste à l'éclosion silencieuse du mot sur la feuille blanche, là, devant lui: maman.
Il l'avait déjà
D'une voix d'abord incertaine, il ânonne les deux syllabes, séparément: «Ma-man.»
Et, tout à coup:
–
Ce cri de joie célèbre l'aboutissement du plus gigantesque voyage intellectuel qui se puisse concevoir, une sorte de premier pas sur la lune, le passage de l'arbitraire graphique le plus total à la signification la plus chargée d'émotion! Des petit ponts, des boucles, des ronds… et… maman! C'est écrit là, devant ses yeux, mais c'est en lui que cela éclôt! Ce n'est pas une combinaison de syllabes, ce n'est pas un mot, ce n'est pas un concept, ce n'est pas
La pierre philosophale.
Ni plus, ni moins.
Il vient de découvrir la pierre philosophale.
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On ne guérit pas de cette métamorphose. On ne revient pas indemne d'un tel voyage. A toute lecture préside, si inhibé soit-il,
Si pourtant le plaisir de lire s'est perdu (si comme on dit, mon fils, ma fille, la jeunesse, n'aiment pas lire), il ne s'est pas perdu bien loin.
A peine égaré.
Facile à retrouver.
Encore faut-il savoir par quels chemins le rechercher, et, pour ce faire, énumérer quelques vérités sans rapport avec les effets de la modernité sur la jeunesse. Quelques vérités qui ne regardent que nous… Nous autres qui affirmons «aimer lire», et qui prétendons faire partager cet amour.
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Donc, sur le coup de l'émerveillement, il revient de l'école assez fier de lui, plutôt heureux, même. Il exhibe ses taches d'encre comme autant de décorations. Les toiles d'araignée du stylo-bille quadricolore lui font une parure d'orgueil.
Un bonheur qui compense encore les premiers tourments de la vie scolaire: longueur absurde des journées, exigences de la maîtresse, boucan de la cantine, premiers troubles du cœur…