Pendant longtemps, nous sommes restés à Antipatris, en pleine Samarie, près de la Galilée... Là, la tradition de Jésus vit encore dans tous les esprits. J'ai connu de près la génération de bon nombre qui ont bénéficié du pouvoir de ses mains miséricordieuses, j'ai découvert l'histoire des lépreux guéris au contact de son amour ; des aveugles dont les yeux éteints ont vu naître une vibration nouvelle de vie grâce à sa parole aimante et souveraine ; des pauvres de tous genres qui se sont enrichis de sa foi et de sa paix spirituelle.
Au bord du lac, là où il prononça ses sermons Inoubliables, il m'a semblé voir encore la marque lumineuse de ses pas, quand l'âme plongée dans la prière, je suppliais les douces bénédictions du Maître de Nazaré!...
Mais Jésus nazaréen n'était-il pas un dangereux visionnaire ? - a demandé Cneius Lucius, profondément surpris. - Ne promettait-il pas un autre royaume en méprisant les traditions de notre Empire ?
Grand-père - a-t-elle répondu sans se troubler -, le Fils de Dieu n'a jamais désiré établir un royaume belliqueux et périssable comme celui des peuples de la terre. Il n'a d'ailleurs jamais cessé de dire que son royaume n'est pas encore de ce monde, mais a plutôt enseigné que sa fondation se destine aux âmes qui désirent vivre loin du tourbillon des passions terrestres.
Serait-elle révolutionnaire la parole qui bénit tous les affligés et les déshérités ? La parole qui ordonne de pardonner l'ennemi soixante-dix-sept fois ? Qui enseigne le culte à
Dieu avec le cœur, sans les pompes des vanités humaines ? Qui recommande l'humilité en gage de toutes les réalisations pour le ciel ?...
L'Évangile du Christ que j'ai en partie eu l'occasion de lire sur un parchemin qui se trouvait en possession de nos esclaves, est un cantique de sublimes espoirs sur le chemin des larmes de la terre, en marche vers les gloires suprêmes de l'infini.
Le respectable ancien a esquissé un sourire complaisant, s'exclamant avec bonté :
Mon enfant, pour nous l'humilité et le détachement sont deux postulats qui nous sont inconnus. Nos aigles symboliques ne pourront jamais descendre de leur position dominante, ni nos coutumes ne peuvent s'accommoder du pardon comme règle d'évolution ou de conquête...
Tes considérations, cependant, m'intéressent beaucoup. Mais dis-moi : où as-tu acquis de telles connaissances ? Comment as-tu pu baigner ton esprit de cette nouvelle foi au point d'argumenter avec ferveur contre nos traditions les plus anciennes ?... Raconte-moi tout avec la même sincérité que je t'ai toujours connue !...
D'abord, c'est par curiosité que j'ai découvert les enseignements de l'Évangile en entendant les conversations des esclaves à la maison...
Après avoir prononcé ces paroles avec réserve, Célia a semblé gravement réfléchir, comme si elle éprouvait une difficulté indéfinissable à répondre à la demande de son cher grand-père, à ce moment-là.
Ensuite, elle parut entamer avec elle-même un dialogue silencieux, entre la raison et les sentiments, puis elle rougit comme si elle craignait d'exposer toute la vérité.
Cneius Lucius a immédiatement identifié cette attitude mentale et s'exclama :
Parle, ma fille ! Ton vieux grand-père saura comprendre ton cœur.
Je dirai - répondit-elle rougissante lui adressant un regard déchirant avec cette timidité d'enfant et de jeune femme. - Grand-père, serait-ce un péché que d'aimer ?!
Bien sûr que non - a répondu le vieillard devinant un monde de révélations inopinées à cette question.
Et quand on aime un esclave ?
Le vénérable patricien a ressenti une émotion affligeante à entendre cette pénible révélation de la part de
Mon enfant, nous sommes très loin d'une société où la fille d'un patricien peut unir son destin à celui d'un serviteur.
Mais - a-t-il ajouté après une courte pause - en es-tu arrivée à tant vouloir un homme sujet à une si pénible situation ?
Et voyant que les yeux de la jeune fille devenaient humides, il devina les émotions déchirantes et contraignantes face à ces confidences. Il l'attira alors contre son cœur pour l'embrasser, lui murmurant à l'oreille d'un ton affectueux :
Ne crains pas le jugement de ton grand-père tout dévoué à ton bien-être. Révèle- moi tout sans omettre aucun détail de la vérité aussi pénible soit elle. Je saurai comprendre ton âme par-dessus tout. Même si tes aspirations aimantes et tes rêves dorés de fillette se sont posés sur l'être le plus abject et le plus méprisable, je ne t'en aimerai pas moins pour autant, et ayant confiance en toi, je saurai respecter ta douleur et ton dévouement !
Réconfortée par ces paroles qui laissaient transparaître toute sa générosité et une sincérité absolue, Célia a continué :