Sur ces paroles, le visiteur s’inclina et se retira. Le moncle Gardy attendit qu’eût décru le bruit de ses pas pour s’enfermer dans le placard minuscule qu’il avait aménagé en microlaboratoire. L’entrevue avec le visiteur ayant dissipé ses derniers doutes, le temps était pour lui venu de réveiller sa légion.
Kephta et deux femmes se présentèrent à l’appartement d’Eshan, revêtues de robes et de coiffes ornées de rubans. On les avait exceptionnellement autorisées à sortir de leur cabine pour aller chercher le marié. En l’honneur d’Eshan Peskeur, le commandant de l’armée kropte, on avait exhumé la tradition qui voulait que les mères conduisent leurs fils jusqu’à la porte du temple où se déroulait l’office, en l’occurrence jusqu’à l’entrée de la place octogonale du niveau 10. Elles devraient ensuite abandonner la place aux patriarches et regagner leur logis, escortées par des soldats. Il serait permis à une seule femme de rester en compagnie des hommes, la future épouse.
« Tu n’es pas encore prêt, Eshan ? » s’étonna Kephta.
Il se rendit alors compte qu’il n’avait pas passé sa chemise. Il posa un regard froid sur sa mère. Il trouvait particulièrement ridicules sa robe jaune et serrée à la taille qui glorifiait sa corpulence, sa coiffe de dentelle blanche qui soulignait l’empâtement et la mollesse de son visage. Les deux autres, des femmes âgées qu’il avait autrefois aperçues dans les coursives, lui firent l’effet de branches desséchées. Ce mariage tramé par sa mère lui apparaissait comme une odieuse tentative de ramener un semblant de vie dans un monde mort.
Elle voulut l’aider à se vêtir, mais il ne supportait plus le contact de ses mains et il la repoussa sans ménagement.
« Quelque chose ne va pas ? » s’inquiéta Kephta.
Elle lui avait pourtant trouvé une épouse digne de son rang, une Kropte issue d’un bonne famille, elle s’était démenée auprès des patriarches et des eulans afin que lui soit alloué, au niveau 5, un spacieux appartement de quatre chambres dans lequel il avait emménagé depuis quelques jours.
Il grommela quelques mots inintelligibles puis il enfila sa chemise, posa son chapeau sur sa tête, écarta d’un geste rageur les extrémités du ruban bleu qui lui tombaient dans le cou. Il décelait des lueurs de réprobation dans les yeux des deux femmes âgées. Elles semblaient porter sur lui un jugement qui allait bien au-delà de son comportement avec sa mère.
Une dizaine de soldats les attendaient dans la coursive, armés de leurs piques, de leurs épées et de leurs boucliers. Dérisoires étaient leurs armes, leurs uniformes, leur vénération, aussi dérisoires que la bataille contre une poignée de deks qui lui avait conféré ses titres de gloire, aussi dérisoires que les anciennes coutumes des grands domaines du continent Sud qu’on s’obstinait à perpétuer dans un espace métallique et confiné. Eshan concevait des doutes sur sa capacité à honorer la jeune Kropte soumise et dodue qu’on s’apprêtait à pousser dans ses bras. Elle se prénommait Elona, il l’avait rencontrée à trois reprises et il n’avait éprouvé pour elle qu’une indifférence teintée d’agacement. Elle n’était pas laide, l’or de sa chevelure s’associait à la générosité de ses hanches et de sa poitrine pour ajouter un soupçon de sensualité à un visage et un corps ordinaires, mais sa voix haut perchée, presque criarde, sa conversation insipide, hachée de petits rires de gorge avaient grandement irrité le promis, qui avait failli tourner les talons et l’abandonner à ses ruminations comme une yonaka dans son enclos.
Il s’était également contenu pour ne pas traverser ce minuscule océan bouillant qu’était la cuve. Il était ressorti mortifié de son entrevue avec Ellula et il avait conçu le projet de l’enlever pour la contraindre à l’aimer. Mais quelque chose l’en avait dissuadé, la crainte d’un nouveau refus peut-être, ou encore cette tendance à l’atermoiement qui l’avait déjà empêché de s’enfuir avec elle quelques années plus tôt.