Les rares hommes et enfants mâles qu’ils croisèrent dans la coursive agitèrent leur chapeau, un sourire entendu sur les lèvres. Ils empruntèrent l’étroit escalier en colimaçon qui montait au domaine 6. Débouchant en tête sur le palier supérieur plongé dans l’obscurité, Eshan faillit heurter deux femmes qui obstruaient le passage. De fort méchante humeur, il leur demanda ce qu’elles fabriquaient en dehors de leurs appartements, puis, avant qu’elles n’aient eu le temps de se justifier, il se rendit compte qu’elles marchaient à tâtons. Il les examina, discerna les cavités béantes sous leurs sourcils, comprit qu’elles faisaient partie du groupe des ventres-communs, ces femmes que, trois ans plus tôt, les soldats avaient reprises avant qu’elles ne franchissent les sas. On leur avait brûlé les yeux afin que leur regard ne se pose jamais plus sur le peuple qu’elles avaient trahi et on les avait logées au niveau 20, dans l’ancien domaine des ventres-secs. L’eulan Paxy les avaient déclarées « ventres-communs », du nom de la coutume qui avait régi la vie des prostituées dans des temps très anciens. N’importe quel homme célibataire ou trop jeune pour envisager le mariage pouvait disposer d’elles à sa guise. Eshan lui-même et plusieurs de ses officiers, mariés ou non, s’étaient invités à plusieurs reprises au niveau 20 pour s’amuser avec ces proscrites dont l’infirmité engendrait des situations cocasses. La première fois que sa bande de soudards et lui-même s’étaient introduits dans leur domaine, elles avaient pris peur, s’étaient cognées comme des alviolas affolées sur les cloisons, sur les portes, sur les montants des couchettes. Ils en avaient soumis quelques-unes à tous leurs caprices. Eshan n’en avait retiré aucune fierté mais, au moins, cela lui avait permis de ne plus penser à Ellula, au gâchis de sa vie.
Les deux ventres-communs se plaquèrent contre la cloison pour lui céder le passage, mais il ne bougea pas, pétrifié, harcelé par les remords. Leurs yeux morts le regardaient au fond de sa conscience, selon l’expression d’Ellula. L’obscurité était devenue leur royaume et, puisqu’elles n’étaient plus trompées par les apparences, elles voyaient mieux que les autres la noirceur de son âme.
« On t’attend au temple, Eshan ! » s’impatienta Kephta.
Les deux ventres-communs attendaient, terrorisées. Il se rendit compte que l’une d’elles était enceinte, peut-être de lui. Leurs enfants leur étaient systématiquement arrachés, et on les apercevait parfois dans les coursives, immobiles, attentives aux vagissements des nourrissons, ignorant que, comme dans les temps très anciens, les patriarches jetaient les fruits de leurs entrailles dans les grands vide-ordures placés à chaque extrémité des coursives.
« Eshan ! répéta Kephta.
— Vous êtes trop pressée de me marier avec quelqu’un qui vous ressemble, ma mère ! » cracha Eshan.
Il se retourna, retira son chapeau, arracha le ruban bleu, le roula en boule et le lança sur Kephta. Les rides des deux accompagnatrices de sa mère se creusèrent de surprise et d’indignation. Un peu plus bas, les soldats demeurèrent impassibles.
« Eshan…
— Je la détesterai comme je vous déteste aujourd’hui. Comme je déteste les Kroptes et leurs stupides coutumes ! Comme je me déteste ! » Sa voix gonflée de colère et de tristesse flotta un long moment dans la coursive du niveau 6. « Trouvez donc un autre reproducteur pour la yonaka que vous avez sélectionnée ! »
Kephta tomba à genoux sur la première marche de l’escalier et agrippa les jambes de son fils.
« Je n’ai jamais oublié Ellula, ma mère, poursuivit-il en la couvrant d’un regard haineux.
— Je ne le savais pas, balbutia la grosse femme.
— Vous le saviez, mais vous aviez peur d’elle, de ce qu’elle représentait.
— Je te demande pardon, pardon, pardon… » La voix de Kephta n’était plus qu’une succession de gémissements et de sanglots. « Nous organiserons une expédition pour aller la chercher, elle deviendra ta deuxième épouse, ta première si tu veux. »
Du pied, il la frappa sans ménagement sur les épaules et les bras pour la contraindre à le lâcher, puis, lorsqu’elle se fut affalée de tout son long sur le plancher, il s’en écarta avec la même vivacité qu’un charognin devant l’ombre d’un aro.
« Trop tard, mère. J’ai ouvert la porte du malheur, je dois maintenant la refermer. »
Il contourna les ventres-communs figées contre la cloison et s’éloigna en courant dans la coursive.
« Rattrapez-le ! » s’égosilla Kephta.
Les soldats ne réagirent pas. Ils obéissaient aux ordres des officiers et des eulans, pas aux braillements d’une mère hystérique.