XX
Et maintenant, la défaite, les bottes lourdes qui n’avancent plus. Marwan qui ne court plus assez vite pour éviter les balles. Les martyrs abandonnés sur un coin de trottoir. Les corps lavés dans des salles de bains d’appartements. La ville qui tombe et, pour finir, l’exil.
Intissar caresse Marwan de son éponge, une dernière fois. Elle ne l’a jamais senti aussi proche que dans ce dernier contact. La pénombre et la solitude, pourtant. Les vies que les Israéliens ont détruites, Beyrouth que les Israéliens ont détruite. Parfois les armes se retournent contre soi. On finit toujours par laver des cadavres. Marwan lui avait promis d’être à jamais à ses côtés. Il a menti. En frottant son torse, Intissar devine pourquoi il est parti pour une excursion périlleuse avec Ahmad le lâche. Il voulait savoir. Il était rongé par le doute. Il est peut-être mort à cause d’elle. Il voulait savoir. Ahmad le héros de la cause la désirait. Un an auparavant, quand Ahmad était revenu victorieux de son embuscade dans le Sud, quand Marwan s’était absenté à son tour pour se rendre du côté de Tyr, elle avait été un peu éblouie par les attentions d’Ahmad. Il la courtisait discrètement, toujours aux petits soins pour elle. Il veillait sur elle en l’absence de Marwan, disait-il. Marwan est mort, son corps brille des reflets de l’eau sur sa poitrine. Elle ne l’a jamais trahi. Sache-le, Marwan, je ne t’ai jamais trahi. Elle ne pouvait pas lui raconter, c’était impossible de raconter. S’il avait su Marwan aurait pris une arme et abattu Ahmad. Maintenant c’est lui qui est mort, mort avec ses soupçons.
La main d’Intissar tremble, ses yeux tremblent, le souvenir de la honte, si puissant, lui arrache des larmes. Elle cherche à se rappeler une prière pour Marwan.
La défaite a des prémices. Les fêlures annoncent l’effondrement, de légères craquelures prédisent la catastrophe. La volonté commence à flancher, l’espoir vacille. Intissar regarde ses larmes tomber sur la poitrine du mort. Son désir s’est vite transformé en haine. Elle haïssait Ahmad. A son retour Marwan avait deviné quelque chose. Sa haine était trop visible. Le silence. Elle n’avait rien dit, il avait promis d’être à jamais à ses côtés. La guerre, le front, et le désastre. Intissar prend la main raide de Marwan comme si elle était vivante. Maintenant tu sais. Elle caresse les doigts morts. Son chagrin est si grand qu’il recouvre tout. Marwan lui parlait souvent de sa mère, de la tendresse de sa mère, si généreuse. Si pure. Si parfaite. Elle qui avait aimé son mari passionnément, toujours auprès de lui, elle le soignait quand il était blessé, le nourrissait quand il avait faim. Elle cajolait ses enfants, brodait et cousait pour eux. Elle essayait de ne pas penser à la Palestine, de ne pas penser au retour. Son pays c’était sa famille, rien de plus. Marwan, lui, était comme Abou Nasser. Il combattrait jusqu’au bout, disait-il. Mourir debout. Comme un arbre. Ne pas se laisser avilir par les Israéliens. Maintenant il était allongé là, sous les dernières caresses d’Intissar, avant de rejoindre les racines des arbres abattus par les bombes.