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Et maintenant, la défaite, les bottes lourdes qui n’avancent plus. Marwan qui ne court plus assez vite pour éviter les balles. Les martyrs abandonnés sur un coin de trottoir. Les corps lavés dans des salles de bains d’appartements. La ville qui tombe et, pour finir, l’exil.

Intissar caresse Marwan de son éponge, une dernière fois. Elle ne l’a jamais senti aussi proche que dans ce dernier contact. La pénombre et la solitude, pourtant. Les vies que les Israéliens ont détruites, Beyrouth que les Israéliens ont détruite. Parfois les armes se retournent contre soi. On finit toujours par laver des cadavres. Marwan lui avait promis d’être à jamais à ses côtés. Il a menti. En frottant son torse, Intissar devine pourquoi il est parti pour une excursion périlleuse avec Ahmad le lâche. Il voulait savoir. Il était rongé par le doute. Il est peut-être mort à cause d’elle. Il voulait savoir. Ahmad le héros de la cause la désirait. Un an auparavant, quand Ahmad était revenu victorieux de son embuscade dans le Sud, quand Marwan s’était absenté à son tour pour se rendre du côté de Tyr, elle avait été un peu éblouie par les attentions d’Ahmad. Il la courtisait discrètement, toujours aux petits soins pour elle. Il veillait sur elle en l’absence de Marwan, disait-il. Marwan est mort, son corps brille des reflets de l’eau sur sa poitrine. Elle ne l’a jamais trahi. Sache-le, Marwan, je ne t’ai jamais trahi. Elle ne pouvait pas lui raconter, c’était impossible de raconter. S’il avait su Marwan aurait pris une arme et abattu Ahmad. Maintenant c’est lui qui est mort, mort avec ses soupçons.

La main d’Intissar tremble, ses yeux tremblent, le souvenir de la honte, si puissant, lui arrache des larmes. Elle cherche à se rappeler une prière pour Marwan. Bismillah el rahman el rahim, et quoi d’autre ? Elle revoit Ahmad ce soir-là. Ahmad le lâche qui lui fait boire de la bière sur la Corniche, au début de l’été, quand Beyrouth est si belle. Ils bavardent, la guerre s’éloigne petit à petit. Marwan s’éloigne petit à petit, pourquoi ne pas le reconnaître, dans l’effet de l’alcool et de la nuit tranquille. Allons manger un morceau, dit Ahmad. Il l’emmène en théorie retrouver des camarades qui ne viendront pas. En sortant du restaurant, Intissar est un peu ivre. Elle ne boit que rarement. Ahmad la raccompagne chez elle, pressentait-elle le piège, savait-elle inconsciemment ce qui allait se produire et qui aujourd’hui la fait pleurer de rage, pourquoi, pourquoi, sait-on ce qui se cache en nous, ce dont nous serions capables, Ahmad l’a collée contre le mur dans l’entrée de son immeuble, il l’a embrassée longuement, elle était si surprise, si surprise qu’elle s’est laissé faire, ou peut-être était-ce le désir, elle n’était plus Intissar la combattante décidée, elle avait disparu, sa volonté détruite par l’alcool et la confiance qu’elle avait en Ahmad, c’est l’image de Marwan qui l’a réveillée, la différence de sensation du baiser, les lèvres moins douces, moins agréables, plus violentes, elle s’est secouée, elle s’est secouée a repoussé violemment l’homme devant elle avant de monter l’escalier quatre à quatre et de s’enfermer chez elle, honteuse, honteuse de son désir pour Ahmad le lâche, son désir physique, impossible à dissimuler, surtout pas à soi-même dans l’intimité d’une chambre à coucher déserte.

*

La défaite a des prémices. Les fêlures annoncent l’effondrement, de légères craquelures prédisent la catastrophe. La volonté commence à flancher, l’espoir vacille. Intissar regarde ses larmes tomber sur la poitrine du mort. Son désir s’est vite transformé en haine. Elle haïssait Ahmad. A son retour Marwan avait deviné quelque chose. Sa haine était trop visible. Le silence. Elle n’avait rien dit, il avait promis d’être à jamais à ses côtés. La guerre, le front, et le désastre. Intissar prend la main raide de Marwan comme si elle était vivante. Maintenant tu sais. Elle caresse les doigts morts. Son chagrin est si grand qu’il recouvre tout. Marwan lui parlait souvent de sa mère, de la tendresse de sa mère, si généreuse. Si pure. Si parfaite. Elle qui avait aimé son mari passionnément, toujours auprès de lui, elle le soignait quand il était blessé, le nourrissait quand il avait faim. Elle cajolait ses enfants, brodait et cousait pour eux. Elle essayait de ne pas penser à la Palestine, de ne pas penser au retour. Son pays c’était sa famille, rien de plus. Marwan, lui, était comme Abou Nasser. Il combattrait jusqu’au bout, disait-il. Mourir debout. Comme un arbre. Ne pas se laisser avilir par les Israéliens. Maintenant il était allongé là, sous les dernières caresses d’Intissar, avant de rejoindre les racines des arbres abattus par les bombes.

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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