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tout est plus difficile à l’âge d’homme la sensation d’être un pauvre type l’approche de la vieillesse l’accumulation des fautes le corps nous lâche traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s’allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flèche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s’étendait, mon père a commencé à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l’homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c’était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait, lorsque je m’approchais de lui pour lui demander comment il allait ma mère répondait aujourd’hui il va très bien, et petit à petit tout le monde perdait l’habitude de s’adresser directement à lui, nous consultions son oracle, mon père restait de longues heures assis à lire saint Augustin ou les Evangiles et c’était étrange de penser qu’un scientifique, ingénieur, spécialiste du plus invisible de la matière ait trouvé une place pour Dieu au cœur de ses ondes, il se mettait en règle avec l’au-delà sans doute, préparait son passeport pour l’Hadès grand mangeur de guerriers, pourtant nous étions tous persuadés qu’il allait guérir, guérir ou traîner sa maladie des années durant, mais les Moires en avaient décidé autrement, et Zeus lui-même n’y pouvait rien, alors après une visite à mes parents je rentrais chez moi passais au bistrot d’en bas boire quelques canons avant de monter prendre moi aussi un livre, n’importe lequel, pour passer le temps, des documents de la Zone ou ce que la libraire de la place des Abbesses me refourguait, romans de gare littérature essais tout y passait, depuis que Stéphanie est partie en lieu et place de sa peau j’ai dû caresser des milliers de pages dans la solitude, un truc à devenir fou, comme Rudolf Hess dans sa prison interminable, mon père déclinait ma mère tenait bon et jouait des pièces de plus en plus difficiles quatre heures par jour avec rage, Chopin Liszt Scriabine Chostakovitch rien ne lui résistait, le Boulevard était gris et plus sombre que jamais, le sabre du maréchal Mortier rouillait à présent sous la direction de Jean-Claude Cousseran, diplomate spécialiste de la Zone, de Jérusalem à Ankara en passant par Damas, sympathique cultivé et intelligent, peu apprécié parmi les experts de la cabale et des ombres chinoises, tout cela était bien haut pour moi, depuis mon bureau je ne voyais que Lebihan qui soufflait de réunion en réunion en attendant la quille, les réformes et transformations d’organigrammes, les moyens donnés à tel ou tel service au détriment de tel autre, enfin tout ce qui fait les charmes d’une administration pléthorique et opaque, dont personne ne sait exactement comment elle fonctionne, pas même nous : par magie les rapports les fiches les missions les bulletins exceptionnels ou hebdomadaires parvenaient tout de même à leurs destinataires, l’intoxication et les manipulations diverses finirent par avoir raison de Cousseran et de son équipe, renversés au profit de chiraquiens indéfectibles, Cousseran repartit pour Le Caire comme ambassadeur, il doit y être encore, au bord du Nil, à deux pas du zoo, à observer les singes gambader depuis son grand bureau verni, tout en paraphant distraitement des documents sans importance sur un magnifique sous-main de cuir vert — je sèche ma Sans Souci à sa santé, elle est vraiment jolie cette bouteille au bateau blanc sur fond bleu, nous devons approcher d’Orvieto, le paysage ondule doucement sous la lune, le chianti a mis les Américains en joie, ils gloussent tant et plus, la Sans Souci est brassée pour les établissements Moretti à Udine dit l’étiquette, Udine capitale du Frioul belle ville vénitienne où fut cantonné Franz Stangl à la fin de la guerre, chargé de la lutte contre les partisans une fois détruits les camps de Bełżec, Sobibór et Treblinka, fermés faute de clients, mission accomplie : Globocnik, Wirth, Stangl et la joyeuse bande de l’Aktion Reinhardt avaient éliminé deux millions de juifs du gouvernement général de Pologne, aux gaz d’échappement, selon la méthode expérimentée par Wirth le sauvage à Bełżec, et tous ces sinistres techniciens de la destruction furent envoyé début 1944 dans l’Operationszone Adriatisches Küstenland dont la capitale était Trieste la habsbourgeoise, l’endroit était dangereux, incontrôlable, les groupes de résistants tenaient des régions entières et montaient des opérations mortifères pour les Allemands, comme celle qui coûta la vie à Christian Wirth en mai 1944, peut-être les avait-on envoyés là-bas pour cette raison d’ailleurs, pour qu’ils y meurent, afin que disparaissent les seuls véritables témoins des camps de Pologne, témoins des fosses communes où reposaient les corps mal brûlés de centaines de milliers d’hommes femmes et enfants asphyxiés, Globocnik surnommé Globus par Himmler était né à Trieste encore autrichienne, le porc était détesté par tous ceux qui avaient un gramme de raison, il était menteur, voleur, prêt à l’impossible pour augmenter la fortune personnelle qu’il avait construite en prélevant une partie des possessions juives destinées à Berlin, parce que le massacre rapportait des millions et des millions de reichsmarks, joindre l’utile à l’agréable, pensait Globus l’ironique, tout comme Wirth le prétentieux, seul Stangl n’était pas assez malin pour se remplir les poches, c’était un petit flic autrichien sans envergure qui se retrouvait à accomplir machinalement des tâches désagréables, il buvait beaucoup depuis Treblinka, il buvait beaucoup, pour lui les juifs c’était du bois, du fret qu’il fallait “traiter”, il répugnait à aller voir lui-même les corps sortis des chambres à gaz, il détestait secrètement Wirth la brute à moustache, Stangl appréciait les belles choses, à Treblinka il avait organisé un Kommando de jardiniers pour parsemer le camp de plantes d’agrément, et avait même installé un petit zoo, avec des tortues un singe et un perroquet jaune et blanc, où il aimait passer de longues heures dans une chaleur tropicale pendant qu’à cinq cents mètres, dans le camp de la mort, on grillait des cadavres toute la sainte journée, à Treblinka Stangl portait une belle veste blanche immaculée, sa carapace virginale, le bon temps, à Udine il avait peur, surtout après l’attentat contre Wirth sur la route de Fiume, il passait le plus clair de son temps reclus dans son bureau et ne sortait que lorsqu’il y était vraiment obligé, principalement pour se rendre à Trieste, il était solitaire, même s’il lui arrivait de boire et de jouer aux cartes en compagnie d’Arthur Walter et Franz Wagner, avec qui il avait parcouru toute la chaîne de l’extermination, depuis l’euthanasie des malades mentaux en Allemagne jusqu’aux rivages de l’Adriatique, où tout allait mal : les partisans slovènes, croates et italiens étaient au moins aussi nombreux que les quelques troupes que la débâcle de l’Est et l’avancée alliée en Italie voulaient bien leur laisser, la fin était proche, à quel moment prend-il conscience que la guerre est perdue, peut-être en juin 1944, peut-être avant, à son arrivée Stangl est d’abord affecté à Trieste même, à la direction d’un camp de transit de la police appelé la Risiera di San Sabba, installé dans une ancienne usine de traitement de riz, où passent les partisans arrêtés et les juifs raflés en partance pour Auschwitz, Mauthausen, Dachau ou Buchenwald selon les aléas des transports, la diligence de Globocnik donne vite de l’ampleur à l’endroit, début 1944 Wirth demande à Erwin Lambert technicien du gaz et de la crémation d’y construire un four pour se débarrasser des corps des cinq mille personnes abattues sur place, à la matraque le plus souvent, et dont les cendres sont jetées, de nuit, dans la mer toute proche par les bourreaux ukrainiens que les spécialistes de la destruction ont amenés avec eux, à Trieste la blanche port d’Autriche d’Italie de Slovénie et de Croatie, en 1992 avec Vlaho et Andi en bordée nous n’avions rien vu de la ville, des bars des bars du vent glacé de la pluie des poissons frits un long front de mer une baie moutonneuse bordée de collines un phare quelques rares filles en manteau gris courant se réfugier dans des tavernes vides, nous logions près de la gare dans une pension tenue par des Slovènes, Vlaho faisait la gueule, il ne comprenait pas ce que nous foutions là, alors que nous aurions pu tranquillement aller chez lui à Split et faire une fête de tous les diables, le tourisme ne justifiait pas tout, en plus l’Italie était hors de prix, mais ça changeait de Zagreb des boîtes de nuit désertes des bars à putes pleins de soldats de maffieux de l’ambiance si triste de la capitale de notre pays en guerre à Trieste j’oubliais un moment le combat les camarades morts Andi ça lui était égal, pourvu qu’il y ait à boire, on se goinfrait de spaghettis aux fruits de mer arrosés de vin blanc avant d’aller dans des night-clubs sans doute très tristes eux aussi mais qui nous paraissaient le comble de la gaieté, parce que nous y étions les seuls militaires au milieu des étudiants et des étudiantes de Trieste, ils n’imaginaient pas d’où nous pouvions venir, malgré notre odeur et nos cheveux courts, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours, je me souviens d’avoir dansé quelques minutes avec une jeune Italienne d’une vingtaine d’années, elle me souriait sans cesse, nous dansions côte à côte sans échanger un mot, elle avait les cheveux longs et attachés, des traits agréables, j’ai pensé si elle veut de moi je ne vais pas en Herzégovine, pas en Bosnie, je reste à Trieste, si elle veut de moi, Aphrodite venait me sauver, elle dansait les poings relevés au niveau du front, la tête penchée en avant, elle portait une robe à manches longues en coton noir qui contrastait avec sa peau claire et ses mèches blondes, près de son décolleté brillait une broche, une petite rose rouge en céramique, par moments elle levait les yeux me regardait en souriant, la musique était un tube de Pearl Jam ou de Nirvana je ne sais plus, elle murmurait les paroles, ses pieds emmenaient ses hanches à droite et à gauche en rythme, le morceau s’est terminé elle a souri une dernière fois avant de s’éloigner doucement, à pas comptés, Andi m’a pris par le bras pour me tirer vers le bar, j’ai hésité, j’ai regardé la jeune fille s’enfoncer dans la foule et je suis allé boire une vodka avec Andrija et Vlaho, eux aussi souriaient, nous nous sommes tapés sur l’épaule, ensuite je l’ai cherchée, elle avait disparu, dans le vacarme silencieux de la boîte de nuit qui n’allait pas tarder à fermer, je n’avais pas compris, je ne pouvais pas comprendre la forme que prend parfois le Destin, je suis allé en Bosnie, j’ai rempilé pour quelques mois de guerre, peut-être m’aurait-elle sauvé, cette inconnue, qui sait, en sortant nous sommes allés chercher des putes, pour me consoler disait Vlaho, peut-être cette jeune fille nous aurait-elle sauvés tous les trois, en Italie il n’y avait pas de bordels mais des bars louches où tournaient quelques Albanaises courtaudes et tristes, j’ai renoncé, Vlaho notre champion auquel rien ne retirait sa libido puisque son rhume guérissait a disparu dans une arrière-boutique avec l’une d’elles, nous avons continué à boire, à boire encore et toujours comme si le monde devenait liquide, le monde entier, et nous sommes repartis vers l’Herzégovine — quarante ans plus tôt les membres de l’Einsatz R. buvaient tout ce qu’ils pouvaient à Trieste, les Wirth, les Stangl, les Wagner se soûlaient sans rémission en attendant la mort ou la défaite, les Ukrainiens fatigués s’oubliaient dans la rage du fouet et de la torture, disséminés entre Udine, Fiume et Trieste les anciens compagnons de massacre se voyaient peu, et quand ils se croisaient ils ne parlaient pas de Pologne, pas de Treblinka ou de Sobibór, entre-temps Stangl était repassé chez lui en Autriche, pour voir sa femme et ses enfants, qui lui manquaient, il avait hâte que la guerre se termine, pour retrouver le confort de son foyer, je me demande s’il avait l’intuition que les morts de Treblinka et de Sobibór l’empêcheraient à jamais de rejoindre sa demeure, sans doute pas, tous ces types perdus sur les rives de l’Adriatique devaient rêver d’une improbable victoire du Reich, ou s’accrocher à l’illusion qu’ils avaient suffisamment dissimulé leurs crimes, qui n’en étaient pas, d’ailleurs, pour Stangl ce n’était pas un crime puisque le Reich avait exclu ces corps du genre humain, du bois, c’était du bois qu’il convenait de brûler, une erreur de la nature à rectifier, une espèce prolifique à éradiquer et même si l’odeur était fort désagréable il était impossible de se reconnaître dans ces victimes suppliantes dégoulinant de wagons souillés, l’euthanasie au monoxyde de carbone était indolore après tout ils étaient bien traités, Globocnik avait traité la Pologne comme on s’attaque à un champ de patates envahi par les doryphores ou le mildiou, Wirth et Stangl avaient accompli leur devoir, avec plus ou moins de plaisir et d’enthousiasme, et c’était bien lourd à porter, cette responsabilité, surtout quand il avait fallu rouvrir les fosses communes que les gaz de décomposition et les fluides nauséabonds faisaient onduler comme la mer, quel poids que celui-là, retirer tous ces corps comprimés liquéfiés percés de vers pour les brûler sur de grandes grilles construites avec des rails de chemin de fer, Wirth l’ingénieux avait même recyclé une machine à concasser les cailloux pour se débarrasser des os qui ne brûlaient pas, la terre la plus fertile de Pologne disait Wirth l’humoriste, nous laissons ici la terre la plus fertile de Pologne : en partant, une fois le camp détruit, pour éviter les curieux ils avaient installé une petite ferme pour un couple d’Ukrainiens, où la terre était en effet si fertile que les betteraves et les choux étaient énormes, le blé poussait à vue d’œil, le pain que la femme pétrissait pour son mari n’avait presque pas besoin de levain, les frênes et les sapins s’élevaient eux aussi en un temps record, emmenant dans leurs troncs naissants, dans leurs feuilles et leurs aiguilles la sève des juifs morts, leur matière et leur souvenir vers le ciel, il n’y a rien à voir à Treblinka, rien à voir à Sobibór, à part des arbres immenses ployant sous la neige dans le silence, ils bruissent, c’est tout ce qu’on y entend, un mouvement de branches et le craquement des pas sur le sol, rien de plus, une biche, un renard, un oiseau, le grand froid de la plaine, la Bug qui coule, le terminus de l’absence, rien — à Trieste l’Einsatz R. si bien formé poursuivait son labeur, son effort de guerre, contre les partisans slaves et les juifs dissimulateurs, Globus commença par transformer la grande synagogue dévastée en 1942 en dépôt pour les biens spoliés et il se mit à l’ouvrage, rafle après rafle la petite communauté de Trieste fut envoyée à Auschwitz ou à Dachau en passant par le camp de San Sabba, adieu Trieste porte de Jérusalem départ des navires de la Lloyd’s qui emportaient les premiers émigrants en Palestine, Trieste point de rencontre des ashkénazes du Nord et des séfarades du Sud, adieu, les agents de l’Aktion Reinhardt avaient beau être fatigués et boire sec ils connaissaient leur métier, recenser regrouper tromper expédier exterminer, début 1944 la méthode était au point et qui mieux que Wirth ou Stangl savait ce qui attendait les juifs au bout du voyage, il y a un peu de Trieste, de Corfou, d’Athènes, de Salonique, de Rhodes dans la terre de Pologne, des cendres bleutées, Rolf le Gentil me racontait tout cela à Trieste, Rolf l’Austro-Italien n’est ni juif, ni slave, Rolf Cavriani von Eppan est un cousin des Habsbourg-Lorraine et des princes de Thurn und Taxis inventeurs de la poste, né à Trieste pendant la guerre, un petit monsieur moustachu dernier descendant d’une famille ducale qui possédait autrefois la moitié de la Bohême et de la Galicie, Rolf savait pourquoi j’étais venu le voir et il me faisait visiter la ville, Trieste avait bien changé depuis 1992, dans mon souvenir il n’y avait pas tant de rues piétonnières les immeubles n’étaient pas aussi blancs les gens pas aussi élégants, je me demandais si j’allais croiser la fille de la boîte de nuit, celle qui m’avait laissé partir en Bosnie, tout comme Stéphanie me laissait partir à Trieste, me laissait remplir la valise et me lançait sans savoir vers Rome et la fin du monde, Rolf Cavriani m’avait donné rendez-vous dans un beau café décoré de mosaïques et de moulures en bois à deux pas de la synagogue, Rolf est propriétaire d’une société de compensation bancaire internationale qui blanchit l’argent de milliers d’entreprises plus ou moins légales en le faisant transiter par des paradis fiscaux aussi opaques qu’exotiques, il possède un château aux environs de Salzbourg un manoir en Carinthie et une magnifique villa perchée au-dessus de Trieste, où il vient peu, nostalgique d’un temps où l’Empire tenait la région, quand Joyce le professeur ivrogne de chez Berlitz hantait les bordels et les tavernes de la vieille ville, en se détruisant le foie : en juillet 1914, quelques jours après les coups de feu de Gavrilo Princip le tuberculeux de Sarajevo Joyce est sur le grand quai de Trieste au milieu de la foule, un vaisseau de la marine autrichienne vient d’accoster, les cloches sonnent le glas, toute la ville est là pour voir les dépouilles de François-Ferdinand et de la belle Sophie solennellement amenées à terre dans un catafalque recouvert du drapeau à la double couronne puis véhiculées jusqu’à la gare, où un wagon spécial les emportera vers leur tombeau au château d’Artstetten, Joyce et sa toute jeune épouse comprennent-ils que ces cadavres impériaux et les balles serbes signifient la fin de la ville qu’ils connaissent, et que bientôt la Première Guerre mondiale les enverra vers le Nord, vers la Suisse ennuyeuse, et mettra fin à un séjour de près de dix ans dans le port des Habsbourg : quand il reviendra l’homme au petit chapeau et aux yeux voilés ne retrouvera plus la cité qu’il a connue, italianisée, coupée des Slaves, des Autrichiens, son port immense vide de toute activité, en concurrence avec Venise la Sérénissime cachée dans l’ombre, adieu Trieste, Joyce s’en ira à Paris — le 3 juillet 1914 sur le grand quai sa compagne Nora le prend par le bras, impressionnée par les cercueils royaux, elle lui dit how sad, they say she was beautiful, James ne répond pas, la beauté de Sophie lui importe peu, peu de choses lui importent, d’ailleurs, le soir même il aura tout oublié, dans un des estaminets de Trieste la tolérante où il s’enivrera, au son lugubre des cornes de brume du bateau mortuaire qui sonne son propre départ, à son insu, une des conséquences insoupçonnées du coup de pistolet de Gavrilo Princip le tubard, un assassinat à Sarajevo envoie Joyce à Paris, Joyce disait au moment de la parution de Finnegan’s Wake que la nuit rien n’était clair, Joyce si sage professeur dans la journée devenait un ivrogne concupiscent le soir, obscur à lui-même, obsédé par l’argent, par un Dieu dont il ne voulait pas, par des pulsions inavouables, de toutes jeunes filles qui ressemblaient à la sienne, fragile et aliénée tel Yvan Deroy le fou, Joyce souhaitait écrire un morceau d’ombre, six cents pages d’un rêve de tous les rêves, toutes les langues tous les glissements tous les textes tous les fantômes tous les désirs et le livre était devenu vivant mouvant scintillant comme une étoile dont la lumière parvient longtemps après la mort et cette matière se décomposait dans les mains du lecteur, inintelligible poussière car Joyce n’osait pas s’avouer ses désirs secrets, la violence qui l’habitait et son amour coupable pour sa propre fille, il était obligé de se dissimuler dans l’écriture, pauvre petit bonhomme à l’estomac perforé et aux yeux malades, Joyce avait été heureux à Trieste, dans les bordels de la vieille ville, les bordels et les rades disparus, aujourd’hui l’Irlandais du continent y est une valeur touristique comme une autre, comme Italo Svevo ou Umberto Saba, on leur érige des statues dans les rues qu’ils fréquentaient, des statues si vivantes qu’on a envie de leur tirer son chapeau, Rolf Cavriani tirait son chapeau à Joyce à Svevo à Saba dès qu’il les croisait ainsi pétrifiés par Méduse la Gorgone décapitée, au détour d’une ruelle, entre deux magasins, devant la bibliothèque municipale, et j’ignore si ces bronzes sont à l’échelle mais ils vous arrivent tous à l’épaule, couvre-chef compris, ce qui faisait dire à Rolf en riant que pour être célèbre à Trieste il fallait être petit, que les habitants d’aujourd’hui ne supportaient pas la grandeur, leur grandeur passée et étrangère, et rapetissaient donc les grands hommes dans le but inavoué de les dépasser de quelques centimètres, comme un complexé met des talonnettes, Cavriani von Eppan avait lui aussi son complexe, bien plus tragique, il n’avait jamais porté son titre de duc, et ça le rongeait, car non seulement ce duché allait disparaître avec lui mais même de son vivant il n’osait pas en faire usage, ce qui lui valait l’ire de ses ancêtres dans l’au-delà et une grande honte dans la vie dérisoire, Rolf Cavriani était né dans sa grande villa d’Opicina, sur les hauteurs de Trieste, à deux pas de l’ancienne route de Vienne, en 1941, son père était mort de maladie peu de temps après sa naissance, lors de la défaite sa mère avait porté Rolf tout jeune jusque vers la sainte Autriche, juste avant la débâcle, avant que les partisans de Tito n’occupent un temps la région et ne se vengent sauvagement sur les quelques soldats et civils qu’ils pouvaient trouver de-ci de-là, puis la famille était revenue quelques années plus tard, ma mère était une vraie femme de tête, disait Rolf, elle était riche, et cette richesse lui permettait de faire fi des nouvelles frontières de l’Europe, comme elle l’avait fait en 1918, elle continuait, comme mes grands-parents avant elle, à passer six mois de l’année à Trieste, le printemps et l’automne, l’été dans la fraîche Carinthie et l’hiver au théâtre et à l’opéra à Vienne, pour ma mère la nation ou le parti au pouvoir était absolument indifférent, racontait-il, elle avait d’excellentes relations avec tous, la royauté italienne, les fascistes et même les nazis, pourtant Dieu sait qu’ils détestaient la noblesse, ce qui ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas eu peur, cette grande dame, notamment à la chute de Mussolini dans le chaos de l’automne 1943 quand les communistes avaient commencé à massacrer à tort et à travers les fascistes et à les balancer dans les foibe sans fond, jusqu’à ce que le Reich intervienne elle s’était réfugiée dans l’Autriche imprenable, et de même quand la défaite était là, en avril 1945, elle avait interrompu précipitamment son séjour printanier pour retrouver les frimas de Carinthie — ses rapports avec les autorités allemandes d’occupation étaient cordiaux, elle les observait enterrer leurs morts dans le cimetière militaire proche de sa demeure, avec tout de même un profond dégoût pour les bras levés et le drapeau nazi, par pur souci esthétique, s’entend, il n’y avait pas de femme qui ait moins d’idéologie que ma mère disait Rolf, elle recevait les officiers supérieurs de la Wehrmacht à dîner, le colonel Kalterweg au nom étrange, Hohnstetter fringant commandant de panzers, et même quelques SS, surtout Rösener et Globocnik le Triestin, après tout il avait été Gauleiter de Vienne, et Rösener était le commandant en chef des opérations militaires de Slovénie, il venait parfois en visite de Ljubljana, ma mère ne les appréciait pas particulièrement, c’était presque une obligation sociale, pendant les quelques temps qu’elle passait à Trieste dans l’année elle recevait un peu, c’était bien normal, elle ignorait les horreurs commises en Slovénie ou en Pologne, n’est-ce pas ? toujours est-il que lorsque Globocnik proposa à ma mère une brigade de travailleurs pour reconstruire le mur d’enceinte de sa propriété elle accepta, aurait-elle pu refuser, je suppose, mais pouvait-elle savoir que Globus le pervers allait lui envoyer un commando de partisans sur le point d’être exécutés, avec une escorte armée jusqu’aux dents, des types repêchés des geôles spéciales de la Risiera di San Sabba pour aller jouer les maçons, leurs torses lacérés portaient encore la marque des tortures subies, elle les logea dans la belle cave voûtée, parce qu’une solide grille de métal la fermait, l’escorte s’installa dans les communs avec les domestiques, c’était en février 1945, imaginez, tout était perdu pour le Reich, plus qu’une question de semaines, ma mère était à Trieste car l’Armée rouge approchait de Vienne, et le mur avait bien besoin d’être réparé, un pan entier s’était effondré, les pauvres Slovènes ou Croates se mirent au travail, surveillés de près par leurs gardes-chiourme, les travaux avançaient vite, je me souviens j’avais presque quatre ans et je crois revoir ces forçats dans notre jardin, j’étais fasciné par les armes et les uniformes des gardes, vous comprenez, les réparations étaient presque terminées début mars, les nouvelles étaient mauvaises, les Alliés venaient de traverser le Rhin en Allemagne et approchaient en Italie, c’était l’agonie, ma mère très altérée par les événements décida d’organiser un dernier dîner, un dîner d’adieu, avec Rösener, Globus, Kalterweg et d’autres dont j’ignore le nom, quelques femmes aussi de la bonne société autrichienne et triestine, tous savaient que la partie était perdue, que bientôt il faudrait aller se réfugier près de Klagenfurt pour éviter les partisans yougoslaves qui massacraient tout sur leur passage, néanmoins la soirée fut très gaie, tous avaient envie d’oublier la guerre, d’oublier la fin imminente du Reich et les messages rageurs de Berlin qui ordonnaient la politique de la terre brûlée, les ultimes caisses de champagne furent ouvertes dans l’euphorie, le gramophone n’arrêtait pas de tourner, les femmes avaient mis leurs plus belles robes, tout cela devait sentir l’apocalypse, la fin d’un monde, à minuit passé les convives étaient ivres, ils chantaient Lili Marleen à tue-tête, sans se soucier ni de la bienséance ni des femmes présentes, ma mère devait être choquée je suppose, peut-être pas, peut-être était-elle pompette elle aussi, après tout mon père était décédé depuis près de trois ans, elle pouvait s’amuser un peu, les temps étaient sombres, un peu de joie était la bienvenue — j’imagine la noble mère de Rolf soûle les yeux brillants la robe un peu relevée sur ses bas noirs tripotée de loin par les regards concupiscents du gros Globus, j’imagine la peur, la peur de la défaite et du châtiment dans les yeux des nazis, le Reich millénaire allait certes fournir de belles ruines mais bien plus tôt que Speer ne l’avait prévu, nous sommes sortis du café élégant pour nous promener un peu, Rolf von Eppan était d’humeur nostalgique, il m’amena dans le quartier boisé au-dessus de la gare où Globocnik avait sa villa, réquisitionnée à un certain Angelo Ara, au numéro 34 de la via Romagna, une belle demeure Art déco que Globus l’ingénieux fit relier par souterrains aux bâtiments du tribunal où il avait ses bureaux, elle me rappelait sa maison à Lublin en Pologne, aussi stratégiquement située, à côté des quartiers des SS, de l’administration d’occupation et du QG de l’Aktion Reinhardt, une villa à deux étages avec un jardin, tout comme celle de Trieste, Lublin la rouge était joliment pavée, une artère commerçante menait à la porte monumentale de la vieille ville coupée en deux par les nazis pour y installer le ghetto, les ruelles sombres n’étaient pas rassurantes la nuit, un peu en contrebas se trouvait le château, une grosse caserne en fait assez austère, j’y étais en hiver, un hiver glacial et enneigé qui n’avait rien à envier à l’hiver 1943 question température, dans le centre de Lublin peu de choses avaient changé, j’étais descendu au Grand Hôtel, transformé pendant la guerre en Deutsches Haus, avec mess pour les officiers, Stangl y avait dormi avec sa femme quand celle-ci était venue d’Autriche lui rendre visite, c’était devenu un gigantesque hôtel aux chambres communistes, moquette grise et placards en formica, il y avait deux bars splendides, l’un donnait sur la place, avec un piano et dix mètres sous plafond, l’autre était plus cosy, plus intime, l’ancienne bibliothèque de la Deutsches Haus, le matin j’avais pris la route de Stangl, celle de Sobibór, près de la frontière ukrainienne, des kilomètres de forêts magnifiques, sous la neige, des forêts plates, sans une colline, si lisses qu’on aurait pu glisser jusqu’à Moscou sans s’en apercevoir, pas une montagne avant l’Oural, des bouleaux, des bouleaux jusqu’à plus soif, des bouleaux et quelques sapins, il y avait peu de voitures, surtout des piétons qui marchaient au bord de la route pour rejoindre l’arrêt de bus le plus proche, aux abords des villages, et puis plus rien, la forêt, j’avais croisé la voie de chemin de fer qui me disait que j’étais dans la bonne direction, le chauffage à fond dans la voiture, le silence et le bruit du moteur, le bruit du moteur de char russe que Stangl et Bauer avaient rapporté de Lvov, le diesel déréglé propulsait des gaz noirs dans la petite salle en brique, au bout du corridor à ciel ouvert bordé de haies épaisses faites de branches coincées dans les barbelés, les juifs nus couraient les pieds dans la neige en hiver ce n’était pas la peine de trop les fouetter le froid les fouettait bien assez le froid et la neige sont efficaces les cris la porte le silence et le bruit du moteur, dans l’interminable ligne droite j’aperçois soudain une jeune femme en manteau noir debout au bord de la route, seule à la lisière des arbres, j’ai dû rêver, non, elle est bien là dans le rétroviseur, que fait-elle immobile au bord du chemin dans son manteau un petit sac noir en bandoulière à mille milles de toute terre habitée j’hésite à faire demi-tour, elle doit attendre le bus, près des arbres croulant sous la neige, il n’y a rien ici, ni village ni ferme ni demeure juste une femme au milieu du froid de la neige et des juifs morts est-ce qu’elle m’attend moi, une réincarnation, un spectre, étrange présage, je ne fais rien, le silence et la peur, comme beaucoup d’autres je ne fais rien, je ne détourne pas ma voiture, un panneau indique la gare de Sobibór à droite, un chemin enneigé dans un bois dense, mes roues patinent par moments, il y a quelques nappes de brouillard j’approche donc du terminus, de la voie étroite, de la maison de Stangl où il buvait de la vodka avec des camarades qu’il détestait, de la gare, du grand petit camp où grâce à la minutie de la machine allemande des centaines de milliers de corps ont été traités, des tonnes de chair entre les bouleaux, voilà, le terminus approche, la fin de la voie, il n’y a rien, une cabane verte le musée fermé en hiver je parque la bagnole contre un tas de neige, derrière moi des employés du chemin de fer font partir un train de rondins, rien ne change, ils rigolent parce que je me suis proprement enneigé, aux abords d’un mémorial que personne ne visite, ils rigolaient autrefois parce que des inconnus venaient crever dans ces contrées faites pour la chasse au daim pour le bois pour la neige mais pas pour courir nu vers un moteur de char lancé par un Allemand rugueux, ils se marrent les Polonais face au désastre, ils sont habitués ils travaillent ici depuis des générations, je suis venu voir alors je descends de la voiture mais je sais que les arbres ne vont pas parler, je m’enfonce dans la blancheur jusqu’aux chevilles j’avance dans la forêt, une large allée mène à une clairière où se trouve un grand dôme de silence, terminus Est, ici aboutissent les voies qui partent de Salonique de Westerbork de Ternopol de Theresienstadt de Paris de tant et tant de villes et de villages, les seules traces sont celles que laissent les oiseaux et les biches dans la neige, il n’y a rien que l’inimaginable et la hauteur des troncs, le vent souffle doucement le ciel est opaque je tourne un moment dans la clairière sans chercher à savoir où se trouvaient exactement les bâtiments les fosses les corps j’ai le cerveau blanc comme un linge comme une peau vierge j’ai poussé la voiture j’ai réussi à faire demi-tour et je suis reparti vers Lublin, la jeune femme n’attendait plus au milieu de la forêt déserte, de retour au Grand Hôtel j’étais gelé, frigorifié je me suis assis dans un fauteuil club du bar immense en me demandant ce que buvait Stangl le jardinier quand il était là avec sa femme, il faisait nuit noire, dehors les véhicules glissaient sur la neige fondue devenue boueuse, j’étais vraiment loin, bien loin, j’ai commandé un thé dans une solitude immense et glacée, un aveugle est entré accompagné par une vieille dame, elle l’a installé au piano, un demi-queue noir assez ancien, il a dit quelques mots et entamé une ballade de Chopin, l’instrument était désaccordé et sonnait comme une casserole, j’ai terminé mon thé tranquillement, décidé à braver le froid et la neige pour aller m’acheter une bouteille de vodka dans le plus proche supermarché et affronter la longue nuit polonaise, l’aveugle a attaqué My Way sur un tempo particulièrement larmoyant, un écriteau disait for the blind and crippled à côté d’un panier en osier, je lui ai laissé toute ma monnaie — à Trieste il n’y a pas de pianiste dans le restaurant luxueux où m’a traîné Rolf le banquier, il me parle de Globocnik le serpent, je n’ose pas lui demander si l’homme de Himmler a été l’amant de sa mère, sans doute pas, Globus le rustre ne devait pas tenter la noblesse autrichienne, et inversement, Rolf Cavriani von Eppan le nostalgique nous renseigne sur les comptes occultes de ses clients depuis des années, entreprises, maffias diverses, couvertures d’activités suspectes, par philanthropie, ou presque, et je le soupçonne d’agir de la même façon avec nombre de services européens, ce qui explique que ses affaires soient prospères et hors d’atteinte de la loi, Rolf le fils de la duchesse qui s’encanaillait au champagne avec les chefs de l’Adriatisches Küstenland début 1945, qui donc a eu l’idée le premier, Kalterweg, Rösener ou Globocnik le cochon, on ne saura pas, Mme la duchesse peut-être, peut-être la mère de Rolf le cynique posa-t-elle la même question que Stéphanie, la grande question sans réponse, alors que les soldats en uniforme noir racontaient leurs faits d’armes, qu’est-ce que cela fait de tuer un homme ? Globus est parti d’une franche rigolade, il a répondu mais vous allez voir, madame, je vous en prie, et tous les convives fin soûls ont trouvé l’idée excellente, une démonstration, une démonstration, les femmes ont remonté leurs balconnets sur leurs seins, ont arrangé leurs robes froissées pour se diriger vers la cave où s’entassaient les dix Slovènes derrière les respectables barreaux de fer, les prisonniers ont vu sans comprendre la charmante compagnie descendre jusqu’à eux, s’arrêter au bas des marches, à un mètre de la grille, ils se sont levés, Rösener a sorti son P38, Kalterweg aussi, les résistants affolés se sont blottis contre les murs comme des insectes Rösener a dit qui veut commencer ? et une dame très ivre a répondu moi ! moi ! Rösener l’a prise par la taille lui a mis l’arme dans la main en la pelotant un peu ils se sont approchés des barreaux Rösener a guidé son bras elle voyait une ombre dans le coin droit elle a tiré le coup a résonné sous la belle voûte le Slovène touché a hurlé et s’est effondré l’assistance a crié bravo ! bravo ! encore ! et les quatre flingues des SS présents ont été vidés sur les pauvres types comme les bouteilles de champagne auparavant tout le monde voulait s’essayer à la mort les détonations vibraient dans l’air lourd de poudre le sang maculait les murs chaulés les femmes tremblaient de peur et de plaisir, dessoûlées instantanément par l’adrénaline, les agonisants se contorsionnaient sur les cadavres de leurs compagnons, les oreilles des convives sifflaient dans le grand silence qui suit toujours les massacres : tous sont remontés sans dire un mot, Globus le rationnel a donné des ordres pour que les corps soient ramassés et brûlés à la Risiera d’où ils n’auraient jamais dû sortir, les femmes étaient pâles, Hohnstetter aussi, Globocnik lui-même avait un peu de vague à l’âme, il a crié cognac ! cognac ! et le majordome tremblant lui a apporté sur-le-champ une bouteille de grappa, la mère de Rolf a demandé qu’on l’excuse, elle ne se sentait pas très bien, et elle a rejoint ses appartements pour se réfugier dans la chambre de son fils, auprès du sommeil lourd et du tendre parfum de l’enfance inatteignable — Eppan le jeune n’en avait bien sûr aucun souvenir, il dormait pieusement dans son lit, mais le journal de sa mère est très clair, dit-il, voilà ce qui s’est passé, encore que la duchesse minimise très certainement son propre rôle, incapable d’avouer, même seule dans l’intimité de son carnet, ce qui avait pu réellement se produire ce soir-là, en guise d’épitaphe elle note qu’elle fit murer la partie de la cave où eurent lieu “les événements”, comme elle dit, pour ne plus voir l’endroit jamais, Rolf y a ajouté récemment une plaque de cuivre gravée, ici sont morts abattus par les nazis dix héros slovènes, une plaque commémorative dans sa propre maison, un lieu de mémoire qu’il est le seul à voir, quand il descend chercher une bonne bouteille pour ses invités : lorsque nous sortons du restaurant le jour commence à tomber, la mer a des tons grisés très doux, très lisses, Rolf est d’humeur nostalgique, il commanderait bien un cognac ou une grappa comme Globus mais il est pressé d’en finir, les documents sont dans le coffre de ma voiture dit-il, nous marchons jusqu’au parking, Rolf avance un peu voûté, j’ai l’impression qu’il hésite à me dire quelque chose, il remonte le col de son tweed pour se protéger de la brise, sa noble Daimler est vert bouteille, avec une plaque du Liechtenstein, même le coffre dégage un parfum de cuir et de luxe, Rolf attrape une sacoche élégante, il me la tend en disant ça n’a aucune valeur, vous savez, j’acquiesce, ça n’a pas plus de valeur qu’un cadavre ou un nom sur une tombe, pauvre Rolf le noble auquel les nazis ont pris son titre, auquel l’histoire a pris son titre, il se venge en me donnant ces documents, les rapports de Globocnik à Himmler entre 1942 et 1945, toutes les activités de l’Aktion Reinhardt en Pologne et en Italie, il se défait d’un poids, Rolf, il a l’air soulagé de contribuer au remplissage de la valise, il me serre la main, je le remercie pour le déjeuner, il esquisse un sourire et monte dans sa voiture, Rolf ignore que je connais son dilemme, je sais que le Destin vengeur a voulu qu’il naisse duc d’Auschwitz, duc d’Auschwitz et de Zator, Rolf von Auschwitz und Zator, titre antique et princier remontant au XIe siècle, c’est son nom, le nom de ses ancêtres que les nazis ont terni, obligeant son blason à rester dans l’ombre à jamais, Rolf dont le fief est aujourd’hui lié à la plus grande usine de mort jamais construite porte plus qu’un autre le poids de l’histoire, je me demande s’il faut rire ou pleurer de ses scrupules héraldiques et de sa mère aux amitiés troubles, le soleil s’est couché, je remonte lentement le front de mer, deux millions de morts ne pèsent pas si lourd, en fait, des mots des chiffres du papier, les hommes sont de grands techniciens de la prise de notes, du raccourci, depuis Troie la bien gardée l’aède barbu et Schliemann l’archéologue grand dénicheur de guerriers, je vais arriver à Rome très bientôt, très vite, rendre à César, rendre à l’éternité, toucher la rançon de ma lâcheté et quoi, quoi, retrouver Sashka la seule femme peintre d’icônes, dans son monde fermé, Sashka l’aveugle aux grands yeux clairs et son appartement du Transtévère, je ne sais pas si j’ai envie de la revoir, elle n’a pas le pouvoir de m’atteindre, de me guérir, pas la volonté non plus, je sens que je vais la détruire comme Marianne, la tourmenter comme Stéphanie, qui est-ce qui me sortira de moi, qui comme Intissar viendra chercher le cadavre de Francis tombé entre les lignes, qui ira regarder dans les yeux mon assassin, observer mon fantôme au loin dans la lunette du tireur, Sashka est un songe de glace, un de ces miroirs qui ne font aucun bien puisqu’ils nous enferment toujours dans notre image, dans notre future tombe, qu’est-ce que je vais faire quand ce train arrivera en gare, quand ses freins souffleront contre le quai de Termini, j’ai rencontré Sashka par hasard elle ne me connaît pas je ne la connais pas plus que son frère le volontaire auprès des Serbes sauvages, front contre front à attendre que l’ange nous inspire, malgré les signes que les dieux imprévisibles ont posés sur notre route, Jérusalem perdue dans l’histoire, Nathan le survivant occupé à trancher promptement des vies palestiniennes, les balles les obus échangés en Slavonie, et Rome, Rome où toutes les routes passent avant de se perdre dans la nuit que vais-je faire on est toujours tenté de revenir en arrière de retourner là où on a vécu comme le Caravage peintre de la décapitation voulait retrouver Rome, malgré le luxe de Malte la beauté pourrissante de Naples, sans repos ni cesse le Caravage désirait la Ville Eternelle les bas quartiers les coupe-jarrets autour du mausolée d’Auguste les amants de passage le jeu les rixes la vie dérisoire où retournerai-je, moi, à Mostar écrasée par les obus à Venise entre le beau Ghassan et Ezra Pound le dément, à Trieste dans la villa maudite du Herzog von Auschwitz, à Beyrouth auprès des Palestiniens farouches à Alger la blanche lécher le sang des martyrs ou les plaies brûlées des innocents torturés par mon père, à Tanger entre Burroughs l’assassin halluciné Genet l’inverti lumineux et Choukri l’affamé éternel, à Taormine pour me soûler avec Lowry, à Barcelone, à Valence, à Marseille chez ma grand-mère amoureuse des têtes couronnées, à Split chez Vlaho le mutilé, à Alexandrie l’endormie, à Salonique ville des spectres ou sur l’île Blanche cimetière des héros, que ferait Yvan Deroy le fou où irait-il je regarde les Américains et les Américaines s’amuser parler fort dans le wagon-restaurant, dehors la campagne est toujours aussi sombre Antonio le barman se prépare à fermer sa roulante nous allons bientôt arriver, nous allons bientôt arriver, et quoi, qu’est-ce que tu vas faire Yvan tu vas aller où avec tes trente deniers en poche trouver un arbre accueillant une corde pas trop rugueuse pour ton cou délicat, rejoindre Sashka l’inatteignable et son parfum de térébenthine, la térébenthine de Chio ou de Chypre sang épais du pistachier, te jeter une fois de plus dans une rivière chercher une arme à te mettre dans la bouche ou une bouteille de trop enfin rien de très original mon vieil Yvan toi qu’on destinait à de grandes choses dans le royaume de l’ombre, maintenant tu veux retrouver la lumière, et il fait nuit noire, il fait nuit noire nous sommes le 8 décembre au bord de l’hiver il va pleuvoir des trombes d’eau à Rome le Tibre furieux charriera des milliers de sacs en plastique des tonnes d’ordures diverses qui décoreront les arbres à la Noël au moment de la décrue, Joyce l’insolite détestait Rome et les Romains, je l’imagine avec Nora manger une pizza molle et tiède derrière la place Navone, en jurant, Joyce a une belle tombe à Zurich à côté de celle d’Elias Canetti, voilà une idée, Yvan, un beau tombeau à Zurich, à deux pas du zoo, un endroit écarté pour profiter du ballet des singes et des rugissements des lions, tranquillement allongé les mains sous la tête — plus qu’une heure avant Rome disent les Américains bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle je ne sais pas le train va à toute allure maintenant on est comme bercé de droite à gauche au gré des tunnels je me rassois, c’est long une heure c’est long et c’est court en face de moi la dame montée à Florence ne m’adresse même pas un regard absorbée par son livre, je vais reprendre le mien, je veux savoir ce qu’il adviendra d’Intissar, elle peut me sauver peut-être, elle lavait le corps de Marwan dans la nuit chaude de Beyrouth, et maintenant :

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Zone
Zone

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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