Un jeune gantier, M. Dumoulin, chez lequel, deux jours auparavant, était venu se cacher un Grenoblois arrivant de l’île d’Elbe et chirurgien de l’empereur, offrit à celui-ci cent mille francs et sa personne. L’empereur lui dit: «Je n’ai pas besoin d’argent dans ce moment; je vous remercie, j’ai besoin de gens déterminés.» L’empereur transforma le gantier en officier d’ordonnance et lui donna sur-le-champ une mission dont celui-ci s’acquitta fort bien. Ce jeune homme abandonna sur-le-champ un grand établissement.
Napoléon reçut les autorités, il leur parla beaucoup, mais ses raisonnements étaient trop élevés pour être compris par des gens accoutumés quatorze ans de suite à obéir à la baguette et à ne nourrir d’autres sentiments que la crainte de perdre leurs appointements. Ils l’écoutaient d’un air stupide et il n’en put jamais tirer une seule phrase qui partît du cœur. Ses véritables amis furent les paysans et les petits bourgeois. L’héroïsme patriotique respirait dans toutes leurs paroles. Napoléon remercia les Dauphinois par une adresse imprimée à Grenoble. Presque tous les soldats avaient leur cocarde tricolore au fond de leurs shakos. Ils l’arborèrent avec une joie inexprimable. Le général Bertrand qui faisait les fonctions de major général dirigea la garnison de Grenoble sur Lyon.
Dans son voyage de Grenoble à Lyon, Napoléon fit une grande partie du chemin sans avoir un seul soldat à ses côtés; sa calèche était souvent obligée d’aller au pas; les paysans encombraient les routes; tous voulaient lui parler, le toucher, ou, tout au moins, le voir. Ils montaient sur sa voiture, sur les chevaux qui le traînaient, et lui jetaient de tous côtés des bouquets de violettes et de primevères. En un mot, Napoléon fut continuellement perdu dans les bras du peuple.
Le soir, près de Rives, les paysans l’accompagnèrent pendant plus d’une lieue en l’éclairant avec des torches fabriquées à la hâte et chantant une chanson qui courait avec fureur depuis deux mois, et qui était telle que les prêtres avant de donner l’absolution demandaient à leurs pénitents s’ils l’avaient chantée, et en cas d’affirmative, refusaient de les réconcilier avec Dieu[221].
Au village de Rives, on ne le reconnut pas d’abord. Lorsqu’on le reconnut, les paysans inondèrent l’auberge, et voyant que son souper était fort mauvais, chacun à l’envi lui apporta un plat.
Le 9 mars l’empereur alla coucher à Bourgoin.
Quelquefois il y avait en avant de sa voiture une demi-douzaine de hussards, ordinairement personne, et il se trouva presque toujours à trois ou quatre lieues des troupes. Les grenadiers de l’île d’Elbe, qui étaient restés à Grenoble, rendus de fatigue, en voulurent bientôt partir, mais les plus diligents n’arrivèrent à Bourgoin qu une heure après son départ, ce qui leur donna une ample occasion de jurer. Ils contaient aux paysans les moindres traits de sa vie à l’île d’Elbe. Après l’enthousiasme commun, le trait le plus marquant des relations des paysans avec les soldats: comme leurs habits bleus et leurs shakos étaient tout déchirés et grossièrement raccommodés avec du fil blanc, les paysans leur disaient: «L’empereur n’avait donc point d’argent à l’île d’Elbe, puisque vous êtes si mal vêtus?» — «Ho! il ne manquait pas d’argent, car il a bâti, fait des routes et changé tout le pays. Quand il nous voyait tristes, il nous disait: «Hé bien, grondeur, tu penses donc toujours à la France?» — «Sire, c’est que je m’ennuie.» — «Occupe-toi à raccommoder ton habit, nous en avons de tout prêts dans des magasins; tu ne t’ennuieras pas toujours.» Et lui-même, disaient les grenadiers, prêchait d’exemple; il avait son chapeau tout raccommodé. Nous voyions bien tous qu’il avait l’idée de nous mener quelque part, mais il ne voulait rien dire de positif. Sans cesse on nous embarquait et l’on nous débarquait pour tromper les gens de l’île.» L’empereur fit raccommoder son chapeau à Grenoble où il pouvait en acheter un autre. L’empereur avait une redingote grise très mauvaise, boutonnée jusqu’au haut. Il était tellement gros et fatigué que souvent, en montant en voiture, on lui portait les jambes; les Messieurs du village en concluaient qu’il était peut-être plastronné.
Au delà de La Verpillère, la voiture se trouvant arrêtée sur la route sans qu’il y eût ni gardes, ni paysans attroupés, il s’approcha de la voiture d’un négociant qui était aussi arrêtée[222]…
Chapitre LXXXVI
Jugement sur Napoléon