Lorsque ce grand homme s’en approcha le 7 mars, toute la garnison était rangée sur le rempart terrassé au milieu duquel est pratiquée la porte de Rome qui répond au chemin de Vizille[220]. Les canons étaient chargés, les mèches allumées, la garde nationale était rangée derrière la garnison pour lui servir de réserve.
La porte de Bonne fut fermée à huit heures et demie. Comme Napoléon entrait dans le petit faubourg de Saint-Joseph, Jermanowski se présenta à la porte de Bonne à la tête de huit lanciers polonais. Le colonel demanda les clés; on lui répondit qu’elles étaient chez le général Marchand. Le colonel parla aux soldats qui ne répondaient pas. Napoléon arriva bientôt sur le petit pont qui est devant les portes. Il resta là assis sur un chasse-roue plus de trois quarts d’heure.
Le général Marchand devait se porter sur le rempart voisin à cinquante pieds au plus de la personne de l’empereur et lui tirer dessus lui-même. Il pouvait se faire seconder par vingt gentilshommes. Il n’y avait pas possibilité de manquer Napoléon. Une fois mort, tout le monde eût abandonné ce parti. Si les partisans craignaient mal à propos d’être écharpés en tirant, ils pouvaient se placer dans la maison d’un nommé Eymar qui donne sur le rempart et, de l’autre côté, sur la partie du rempart qui est renfermée dans la caserne. Le fait est que dans ce moment de trouble extrême, tous les desseins hardis eussent réussi. On pouvait avec la même facilité placer vingt gentilshommes dans les maisons du faubourg Saint-Joseph, devant lesquelles Napoléon passa, à quinze pieds des maisons.
Après trois quarts d’heure de pourparlers et d’incertitude, la garnison, au lieu de faire feu, cria: Vive l’empereur. Comme les portes ne s’ouvraient pas, les habitants du faubourg apportèrent des poutres et, aidés par les habitants de la ville, enfoncèrent cette porte qui se trouva très solide, Grenoble ayant été sur le point de soutenir un siège un an auparavant. Comme la porte tombait, les clés arrivèrent. Les huit lanciers trouvèrent en entrant une foule d’habitants qui se précipitaient avec des torches allumées au devant de Napoléon qui, un instant après, entra à pied et seul à vingt pas en avant de ses gens.
Plusieurs officiers, gens de tête, étaient allés de Grenoble au devant de Napoléon. S’il n’avait pas réussi à la porte de Bonne, ils avaient tout préparé pour lui faire passer l’Isère près de la porte Saint-Laurent, qui est au pied de la montagne, et sur la montagne dite de la Bastille, le rempart n’est qu’un simple mur de jardin qui tombe de toutes parts.
Ces officiers donnèrent le conseil à l’empereur d’empêcher que ses soldats ne tirassent un seul coup de fusil, cela pouvant donner l’apparence de
La foule se jeta autour de lui. Ils le regardaient, ils saisissaient ses mains et ses genoux, baisaient ses habits, voulaient au moins les toucher; rien ne pouvait mettre un frein à leurs transports. Napoléon n’était pas le représentant de son propre gouvernement, mais d’un gouvernement contraire à celui des Bourbons. On voulait le loger à l’hôtel de ville, mais il choisit une auberge tenue par un ancien soldat de son armée d’Égypte, nommé M. Labarre. Là son état-major le perdit absolument de vue; au bout d’une demi-heure Jermanowski et Bertrand réussirent enfin, en employant toutes leurs forces, à pénétrer dans la chambre où ils le trouvèrent environné de gens qui paraissaient fous, tant l’enthousiasme et l’amour leur faisaient oublier les plus simples égards qu’on emploie ordinairement pour ne pas étouffer les gens. Ses officiers parvinrent pour un moment à faire évacuer la chambre; ils plaçaient des tables et des chaises derrière la porte pour prévenir une seconde invasion, mais ce fut en vain. La foule parvint à entrer une seconde fois, et l’empereur resta deux heures, perdu au milieu d’eux, sans être gardé par le moindre soldat. Il pouvait mille fois être mis à mort si, parmi les royalistes ou les prêtres, il y avait eu un seul homme de courage. Peu après, une foule de peuple apporta la porte de Bonne sous les fenêtres de son auberge. Ils s’écriaient: «Napoléon, nous n’avons pas pu vous offrir les clés de votre bonne ville de Grenoble, mais voici les portes.»
Le lendemain, Napoléon passa la revue des troupes sur la place d’armes. Là encore il fut entouré par le peuple; l’enthousiasme était à son comble, mais n’inspira aucun de ces actes serviles avec lesquels le peuple a coutume d’approcher les rois; on cria constamment sous ses fenêtres et autour de lui: «Plus de conscription, nous n’en voulons plus et il nous faut une constitution.» Un jeune Grenoblois (M. Joseph Rey) recueillit les sentiments du peuple et en fit une adresse à Napoléon.