Mon cher Gagarine, vous vous tromperiez beaucoup si vous jugiez par ce commencement de lettre (que je ne suis pas s^ur d’achever) de l’'etat habituel et r'eel de mon humeur… Et, pour ne parler que du moment pr'esent, les Kr"udener, qui nous quittent demain*, vous diront si j’ai lieu de me r'ejouir beaucoup. Apr`es un hiver pass'e dans les tiraillements continuels, dont nul que moi n’a eu le secret, un 'ev'enement aussi impr'evu qu’il aurait pu devenir affreux a failli bouleverser mon existence… Je n’ai pas le courage de vous en parler… Mais sachez qu’`a peine revenu `a moi-m^eme, j’ai pens'e `a vous et ai compt'e sur votre sympathie…
Par lettres on ne devrait parler que de g'en'eralit'es, car il n’y a que les g'en'eralit'es qui puissent ^etre comprises `a distance… Mais c’est qu’il y a des moments o`u la vie interrompt tout `a coup cette discussion philosophique et vous cherche querelle comme un mauvais bretteur… C’est m^eme l`a le c^ot'e vraiment tragique de la condition humaine. Dans les temps ordinaires la terrible r'ealit'e de la vie laisse la pens'ee se jouer librement autour d’elle, et lorsque celle-ci est pleine de s'ecurit'e et de foi dans sa force, tout `a coup elle s’'eveille et d’un seul coup de patte lui brise les reins… Mais ceci encore n’est qu’une g'en'eralit'e… Revenons `a vos lettres…
Ce que vous me dites de vos premi`eres impressions `a votre retour en Russie m’a int'eress'e. Je regrette de n’y avoir pas fait de r'eponse dans le premier moment, maintenant c’est trop tard. Car que sais-je o`u vous en ^etes maintenant? A coup s^ur ce ne sont plus les m^emes nuages au ciel qu’il y a six mois. A l’heure qu’il est vous devez avoir quitt'e le bord. Vous devez ^etre entr'e dans le courant… S’il y avait de la convenance `a parler des choses qu’on ignore compl`etement, je vous dirais en gros que le mouvement intellectuel, tel qu’il s’accomplit maintenant en Russie, rappelle `a certains 'egards, et en tenant compte de l’immense diversit'e de temps et de position, la tentative catholique, essay'ee par les J'esuites… C’est la m^eme tendance, le m^eme effort de s’approprier la culture moderne moins son principe, moins la libert'e de la pens'ee… et il est plus que probable que le r'esultat en sera le m^eme… Ne serait-ce que par la simple raison que dans le pouvoir absolu, tel qu’il est constitu'e chez nous, il entre un 'el'ement protestant,
Ce 3 mai
Hier soir, en vous 'ecrivant, je n’ai pas pu prendre sur moi de m’expliquer avec vous sur le triste 'ev'enement dont j’ai 'et'e afflig'e. Cependant tout bien consid'er'e, j’aime mieux vous dire le fait tel qu’il est, que de vous laisser `a la merci des versions ou fausses ou exag'er'ees. Voici ce que c’est.