Dieu! Quelle émotion j'ai eprouvée en lisant votre lettre et que j'aurais été heureuse si la lettre de ma sœur n'avait mêlé de l'amertume à ma joie. Hier matin je prenais le thé quand on m'apporta de la poste les livres, je ne pouvais deviner d'où ils me venaient; quand en l'ouvrant je vis Lascasas, mon cœur battit et je n'osais les ouvrir d'autant plus qu'il y avait du monde dans la chambre. J'aurais été contente de votre lettre, si je ne me rappelais que vous en avez écrit de pareilles et même de plus tendres encore en ma présence à A.[nnette] K.[ern] et aussi à Netty. Je ne suis pas jalouse, croyez-moi; si je l'étais véritablement ma fierté triompherait bientôt du sentiment et cependant je ne puis m'empêcher de vous dire combien votre conduite me blesse. Comment en recevant ma lettre vous vous écriez: Ax, господи, quelle lettre, comme si c'étaitd'une femme! et vous la jetez pour lire les bêtises de Netty; il ne vous manquait que de dire que vous la trouviez trop tendre. Ai-je besoin de vous dire combien cela me blesse; outre que c'était encore me compromettre beaucoup que de dire que la lettre était de moi. Ma soeur était toute offensée de cela et crainte de m'affliger elle conte cela à Netty. Celle-là qui ne savait pas même que je vous avais écrit, se répand en reproches de mon peu d'amitié et de confiance en elle — et vous qui m'accusez d'étourderie voilà ce que vous faites vous-même! — Ah! Pouchkine, vous ne méritez pas l'amour, et je vois que j'aurais été plus heureuse si j'avais quitté Trigorsk avant, et si le dernier temps que j'ai passé [ici] avec vous pouvait s'effacer de mon souvenir. Comment n'avez [vous] pas compris pourquoi je ne voulais pas recevoir de vous des lettres comme celles de Riga. C'est qu'un style qui ne blessait alors que ma vanité me déchirerait l'âme à présent, le P.[ouchkine] d'alors n'était pas pour moi le même que celui auquel j'écris maintenant. Ne sentez-vous pas cette différence, cela serait bien humiliant pour moi — je crains que vous ne m'aimez pas comme vous auriez dû le faire — vous déchirez et blessez un coeur dont vous ne connaissez pas le prix, que j'aurais été heureuse si j'avais été aussi froide que vous le supposiez! Jamais de ma vie je n'ai passé un temps aussi terrible que celui que l'ai passé jusqu'à présent; jamais je n'ai senti des souffrances d'âme comme celles que j'ai eprouvées d'autant plus que je devais renfermer dans mon coeur toutes mes peines. Que j'ai maudit mon voyage ici! Je vous avoue que ce dernier temps après les lettres d'Euph.[rosine] je voulais faire tout mon possible pour tâcher de vous oublier — car j'étais bien fâchée contre vous. N'ayez point d'inquiétude pour le Cousin, ma froideur l'a rebuté — et puis il est venu un autre concurrent avec lequel il n'ose se mesurer et doit bien céder la place, c'est [le] Anrep qui a été ici ces jours ci, il faut convenir qu'il est très beau [il est] et très original — j'ai eu le bonheur et l'honneur de faire sa conquête — oh pour celui-là il vous surpasse encore, ce que je n'aurais jamais pu croire, il va à son but à pas de géant; jugez, que je crois qu'il vous surpasse même en témérité. Nous avons beaucoup parlé de vous — il m'a dit aussi plusieurs de vos phrases à ma grande surprise, par ex. que j'avais trop d'esprit pour avoir des préjugés. Dès le premier jour presque il se saisit de ma main et dit qu'il a tout le droit de la baiser puisqu'il me trouvait très bien. Remarquez, Monsieur, je vous prie qu'il n'a fait ici ni ne fait la cour à personne d'autre, ni ne me répète des phrases qu'il dit à une autre, au contraire, il ne se soucie de personne [et me suit partout], en partant il m'a dit que cela dépendait de moi [s'il] qu'il revienne ici. Ne craignez rien cependant — je n'éprouve rien pour lui; il ne fait aucun — effet sur moi, quand votre seul souvenir me donne tant d'émotion!