Il avait à peine entamé son chemin qu'est apparu devant lui de nouveaux groupes de militaires romains qui conversaient bruyamment et allègrement à la clarté du matin.
Confronté au premier groupe de tribuns et se sentant la cible de fâcheux commentaires qui transparaissaient dans leurs rires sarcastiques, le vieil Israélite se dit : -« Devrais-Je les saluer ou passer mon chemin silencieux et respectueux comme j'ai cherché à le faire à mon arrivée ? » Désireux d'éviter un nouveau pugilat qui aggraverait les humiliations de ce jour, il s'est courtoisement incliné comme un misérable esclave et a murmuré timidement :
Salut, valeureux tribuns de César !
Il avait à peine fini de le dire qu'un officier à la physionomie dure et impassible s'est approché, s'écriant pris de colère :
Comment oses-tu ? Un Juif qui s'adresse impunément à des patriciens ? La tolérance condamnable de l'autorité provinciale en est arrivée à ce point ? Rendons justice de nos propres mains.
Et de nouvelles gifles ont fouetté le douloureux visage du malheureux qui dut concentrer toutes ses énergies pour ne pas se laisser aller à une réaction désespérée quelle qu'elle soit. Sans émettre un seul mot, le fils de Jared s'est soumis à la cruelle punition. Son cœur palpitant semblait crever d'angoisse dans sa poitrine vieillie, alors que son regard reflétait l'intense révolte qui montait de son âme oppressée. Incapable de coordonner ses idées face à l'agression inattendue, dans son humble attitude il a remarqué que, cette fois, le sang jaillissait de ses narines tachant sa barbe blanche et le modeste lin de ses vêtements. Ce qui n'a pas affecté l'agresseur pour autant qui, finalement, a assené un dernier coup de poing sur son front ridé en maugréant :
File, insolent !
Retenant difficilement le panier qui était suspendu à son bras tremblant, Jochedeb s'est avancé chancelant, étouffant l'explosion de son extrême désespoir. « Ah ! Être vieux I » - pensait-il.
Simultanément, des symboles de foi modifièrent ses dispositions spirituelles et il entendit en lui la parole antique de la Loi : - « Tu ne tueras point ». Mais les enseignements divins, à son avis, dans la voix des prophètes lui conseillaient plutôt de répondre à l'offense -« œil pour œil, dent pour dent ». Il gardait à l'esprit l'envie d'user de représailles comme remède aux réparations dont il se jugeait en droit ; mais ses forces physiques n'étaient plus maintenant en mesure de réagir.
Profondément humilié et pris d'angoissantes pensées, il est rentré chez lui chercher conseil auprès de ses enfants bien-aimés dont l'attachement lui apporterait, certainement, l'inspiration nécessaire.
Son modeste domicile n'était plus très loin maintenant et à une certaine distance encore, toujours sous le coup de la contrariété, il pouvait apercevoir le simple et petit toit qui abritait tout ce qu'il avait de plus cher. Rapidement, il a parcouru la rue qui débouchait sur une petite porte en bois brute presque noyée dans les rosiers d'Abigail qui exhalaient un parfum fort et délicieux. De grands arbres verts répandaient une fraîcheur à l'ombre qui atténuait l'ardeur du soleil. Au loin, il pouvait entendre une voix claire et amicale. Son cœur paternel l'avait reconnue. À cette heure-là, conformément au programme qu'il avait lui-même tracé, Jeziel labourait la terre, la préparant pour les premières semences. La voix de son fils semblait se marier à la joie du soleil. La vieille chanson hébreue qui sortait de ses lèvres chaudes pleines de Jeunesse, était un hymne d'exaltation au travail et à la nature. Les vers harmonieux parlaient de l'amour de la terre et de la protection constante de Dieu. Le généreux père retenait difficilement ses larmes. La mélodie populaire lui suggérait un monde de réflexions. N'avait-il pas travaillé pendant toute sa vie ? Ne se présumait-il pas comme étant un homme honnête dans ses moindres actes pour nr Jamais perdre le titre de juste ? Néanmoins, le sang de la persécution cruelle était là coulant de sa barbe vénérable sur sa tunique blanche indemne de toute souillure qui aurait pu tourmenter sa conscience.
Il n'avait pas encore dépassé la vieille entrée de son humble maison, qu'une voix caressante s'est écriée, éplorée et véhémente :
Père ! Père ! Qu'est-ce que ce sang ?
Une belle jeune fille avait accouru pour l'embrasser avec une immense tendresse en même temps qu'elle lui arrachait le panier de ses mains tremblantes et douloureuses.
Abigail, dans la candeur de ses dix-huit ans, était une gracieuse représentation de tous les enchantements des femmes de sa race. Des cheveux soyeux tombaient en anneaux capricieux sur ses épaules, contournant son visage attrayant dans un ensemble harmonieux d'affection et de beauté. Néanmoins, ce qui était le plus impressionnant dans sa tenue svelte de fille et de jeune femme, c'étaient ses yeux profondément noirs où une intense vibration intérieure semblait parler des plus grands mystères de l'amour et de la vie.